« Nous nous trouvons dans la même situation qu’en 1990 », déplore Mona Fawaz, professeure d’urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth. « Ces mêmes seigneurs de guerre qui se sont opposés à l’époque à ce qu’un tribunal juge leurs crimes ont aujourd’hui recours à la justice de la rue pour mieux échapper à leur responsabilité », déclare-t-elle à l’hebdomadaire français Le Point. Autrement dit, le Liban après les événements de jeudi est-il au bord d’une nouvelle guerre civile ? Dans ce pays si fragile, les craintes sont grandes et certains pensent qu’avec ces sept morts dans les mêmes quartiers qu’en avril 1975, la guerre a déjà commencé.
Le Hezbollah et Amal, qui ont perdu six hommes, accusent les Forces libanaises de Samir Geagea d’avoir provoqué les affrontements. Toutefois, en organisant la manifestation, une démonstration de force contre le juge Tarek Bitar chargé de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, Hassan Nasrallah savait ce qu’il faisait, ce qu’il risquait mais pour le Hezbollah, l’enjeu était plus important : ne pas permettre à la justice de l’impliquer. Et il était sûr de sa force : nul n’a le pouvoir de toucher au Hezbollah. En agissant ainsi, le « parti de Dieu » montre, si quelqu’un en doutait encore, qu’il constitue un Etat dans l’Etat. Avec le soutien indéfectible de l’Iran qui tente aujourd’hui de s’incruster dans le paysage libanais, avec ses 50 000 combattants potentiels, avec ses armes lourdes, le Hezbollah, plus puissant que l’armée, se sent intouchable et capable de vaincre tout « ennemi intérieur ».
Trois jours après l’explosion, le chef du Hezbollah présentait ses condoléances aux victimes et affirmait avec force : « Je serais clair et je nie totalement que nous avions quelque chose dans cet entrepôt : Il n’y avait pas de missiles ou de nitrate d’ammonium (qui nous appartiennent), pas maintenant et pas avant ». Il ajoutait que l’enquête confirmerait ses propos et que toutes les accusations étaient fausses. Les Beyrouthins ne pouvaient que douter tellement ils savaient que le port était un lieu de corruption et que toutes les factions en profitaient… Le président Aoun confortait son allié chiite en refusant toute enquête internationale. Pas question de toucher au parti qui l’avait amené à Baabda. Dans une interview accordée en octobre 2018 au quotidien français Le Figaro, il avait été net, dénonçant les accusations persistantes des médias étrangers selon lesquelles le pays des cèdres est l’otage du Hezbollah. Il affirmait qu’il représentait au contraire la résistance face à la menace israélienne et qu’il fait « partie intégrante du système de défense nationale, sous le commandement du Président qui est son chef ». « Notre problème » ajoutait Michel Aoun « est plutôt une ingérence étrangère dans nos politiques ainsi que les fréquentes provocations israéliennes à l’intérieur des frontières nationales ».
L’innocence du Hezbollah est un leurre. De nombreuses enquêtes ont montré que depuis de longues années, les hommes de Nasrallah sont familiers du nitrate d’ammonium qu’ils avaient utilisé à travers le monde. En septembre 2020, le contre-terrorisme américain affirmait, sans fournir de preuves, que « depuis 2012, le Hezbollah a établi des caches de nitrate d’ammonium à travers l’Europe, en transportant des kits de premiers secours dont les poches de froid instantané contiennent cette substance ». Il précisait que la plupart des stocks avaient été détruits. En août dernier, l’ONG Human Rights Watch présentait sa contre-enquête, une centaine de pages écrites à partir de faits et d’interviews récoltés. Elle parlait des intimidations, des morts suspectes de trois lanceurs d’alerte en 2014, des témoignages d’experts pour qui seules environ 550 tonnes de nitrate auraient explosé car mélangées à d’autres substances. Les 2200 autres tonnes seraient parties en Syrie remplir les barils explosifs lancés par l’armée de Bachar al-Assad. L’ONG interrogeait sur le mystère du Rhosus, ce bateau chargé du nitrate que personne n’a réclamé. Et l’on évoquait forcément une complicité du Hezbollah. Mais aussi une piste israélienne dans un possible sabotage au port.
Dans cette affaire, il ne faut pas perdre de vue la toute puissance du Hezbollah. En juillet, un document du groupe de réflexion britannique Chatham House détaille comment le groupe soutenu par l’Iran a étendu son influence. Il expliquait comment le Hezbollah est passé d’un groupe de résistance contre l’occupation israélienne à un pouvoir hybride maintenant l’État libanais dans un carcan idéologique. « Le Hezbollah a étendu son influence sur tout l’État libanais, de la présidence de la République aux institutions politiques et à la fonction publique, de même qu’aux institutions militaires et sécuritaires du Liban », affirmait le journal Arab News qui précisait qu’il avait bénéficié des ressources de l’Iran et « profité de la « faiblesse de l’État libanais » et de l’existence d’un « système politique basé sur des pactes élitistes ». Contrairement à ce que prétend le président Aoun, le Hezbollah échappe au contrôle de l’Etat.
Les affrontements de jeudi mettent Aoun dans une exposition difficile, voire intenable : il ne peut pas s’opposer à l’enquête du juge Bitar sur l’explosion mais ne peut aller contre son allié fidèle. Le ministre de la Justice, le maronite Henri Khoury, soutient le juge Bitar dans sa recherche de la vérité, le parti du président, le courant patriotique libre aussi. Le Hezbollah exige toujours la démission d’un juge gênant qui le mettrait en cause et bloque le gouvernement par l’intermédiaire d’Amal, l’autre mouvement chiite. Et le pays du cèdre se retrouve également écartelé entre le Hezbollah qui se veut au-dessus du gouvernement et les Forces libanaises qui ne le soutiennent pas… En arrière-plan : les élections qui se tiendraient au printemps. Chacun se veut le meilleur défenseur de sa communauté.Ce dimanche, le patriarche maronite, Bechara Raï, a appelé le gouvernement à se réunir « pour affirmer l’autorité de l’Etat ». Il demande que le système judiciaire du pays soit « exempt de toute ingérence politique et d’activisme » sectaire : « Personne n’est au-dessus de la loi et du système judiciaire ». Dimanche dernier, il avait mis en garde contre des aides qui « cacheraient une volonté de dominer le pays ». L’Iran… En février, le patriarche avait souhaité la « sanctuarisation » du Liban, sa neutralité afin qu’il échappe aux influences étrangères et puisse se reconstruire. Un vœu pieux…