
Par Sayda BEN ZINEB
« Saffah Nabeul » dont l’avant-première a eu lieu vendredi dernier à la salle du Colisée, est le premier long métrage de Karim Berhouma qui s’attaque à une référence douloureuse de l’histoire de la Tunisie : le tueur en série de Nabeul ayant marqué les esprits de plusieurs générations de ce pays. C’est dire par là l’ambition de ce jeune réalisateur qui a longtemps ruminé son approche des faits et de l’œuvre pour enfin réaliser son opus. L’exercice est difficile pour une de ses premières expériences et un sujet aussi délicat à mettre en œuvre. Autant dire que c’est une pente glissante que le jeu de quelques acteurs principaux comme Ahmed Landolsi (Nacer, le tueur en série) et Mayssa Sassi (Zohra, sa mère) a pu négocier pour en limiter les risques.
Karim Berhouma a su mettre de l’ambiance sur scène lors de la présentation de son film à l’occasion de la projection de son avant-première au Colisée, salle mythique de la capitale. Il n’a pas tari d’éloges à l’égard de son équipe, les présentant comme ses amis, son entourage et son capital humain, à défaut de subventions, qui ont permis la naissance de son film en quatorze jours de tournage. On a pu imaginer l’ampleur des efforts humains mis en œuvre à travers le nombre de personnes invitées sur scène sous les applaudissements d’un public tenu en haleine. On a pu aussi remarquer les regrets du staff d’avoir manqué les JCC.
Le film s’ouvre sur la scène finale qui boucle le temps du récit : Nacer, le tueur en série le plus réputé de l’histoire du pays, dans sa sombre cellule de prison en attente de son exécution. La scène donne le ton du film depuis le début : film noir aux scènes sombres, aux faits tout aussi enfouis dans les arcanes d’une âme humaine malade et vicieuse. Si l’intention de dépeindre un tableau obscur est claire et nette, les moyens techniques laissent à désirer et ne sont pas, pour certaines scènes à la hauteur de cette ambition. Le jeu de lumière manque de subtilité pour, à la fois, submerger le public dans le tableau sombre et le laisser voir, entrevoir ou même deviner l’immonde qui se prépare dans le tableau.
Il faut dire que les scènes du film se passent souvent dans l’étroit enclos d’une prison ou bien dans l’immense espace de la campagne. Autant dire, deux types de décors qui exigent un défi technique onéreux à relever pour la réalisation. Si ce type de décors est naturel aux faits, il manque un lien fondateur assez mal éclairé entre ce décor et le caractère du personnage principal. On ne voit pas l’impact de la saleté et de la vétusté des murs des prisons sur Nacer. On ne voit pas l’immensité des campagnes de la région dans leur horizon sauvage et inhumain et leur effet subjugueur sur ce personnage. Ironiquement, une des victimes de ce dernier est invitée à s’asseoir pour contempler ce désert avant sa mise à mort sans que nous, spectateurs, nous assistions au crépuscule d’une âme.
Le rendu sonore souffre tout autant dans la qualité que dans le genre. Il n’a pas été aisé d’entendre clairement les dialogues dans une salle de cinéma typiquement tunisienne où chuchotements et sonneries de téléphones portables parasitent la projection et tonnent par-ci, par-là, comme un élément de décor naturel au film. Une prise en compte de cet aléa devenu rituel dans nos salles aurait pu améliorer le volume sonore. Souvent, on a essayé de se faire assister par le sous-titrage pour comprendre le dialogue en langue française mais, là encore, pour les allergiques aux fautes d’orthographe et aux tournures de phrases maladroites, l’expérience est déplaisante. En marge de cela, on ne comprend pas non plus pourquoi le texte liant le film aux faits réels est en anglais et est si rapidement déroulé au début de l’œuvre qu’il est impossible à lire.
Quant à la musique, elle manque aussi à l’appel du terrible. Une dramatisation sonore des meurtres aurait pu par exemple en accentuer l’effet pour qu’ils ne soient pas aussi anodins dans leur répétition. Il manque aussi une musique iconique et récurrente, comme un thème de la faim du sang et de la voix des bas instincts qui animent le personnage principal. Un tel « tapis sonore » aurait été une mise en condition du spectateur pour le préparer au choc moral qui s’approche et qui se dessine.
Une autre difficulté que rencontre ce genre de films est la traduction artistique de faits réels et tangibles. Il y a toujours une fine ligne, très subtile, entre trois dimensions immiscibles : l’imaginaire populaire, le fait historique et l’acte de création artistique. Tout l’intérêt de l’œuvre et de l’artiste est de réconcilier ce désamour entre réalité, imaginaire et art. Là, on ne peut que révéler les germes de quelques idées intéressantes. Le film met en lumière une certaine relation entre le protagoniste et le divin notamment à travers une scène qui confronte ses hurlements inhumains au tonnerre du ciel qui gronde sa colère et qui ne lui pardonnera pas sa tutelle sur le destin de ses enfants. Le tueur se prend pour l’ange de la mort. Il se justifie ses propres actes par un appel qui le transcende vers le meurtre pour éradiquer sa région des cris innocents de ses enfants, sur fond de sa réputation qui envahit le pays de terreur. Cette foi quasi-religieuse se dédouble d’un arrière-plan psychologique du personnage qui remonte à son enfance : l’absence de son père naturel et la violence de son père adoptif.
Le récit est donc soutenu par ces idées largement conquises par les acteurs principaux. On peut souligner la transformation physique d’Ahmed Landolsi dans le rôle principal qui a contribué dans son remarquable jeu d’acteur. Sa démarche serpentine, sa silhouette fantomatique, sa prestation en somme, témoigne de l’être sournois et de cette proie du ressentiment que fut le « Saffah » de Nabeul. Mayssa Sassi, dans le rôle de Zohra, la mère de Nacer, n’a pas dérogé à cette excellence. On retiendra l’allégorie de la fin du film qu’elle a incorporée de manière limpide lorsque le réalisateur nous a dépeint l’exécution du fils avec l’image de la mère aux grimaces d’une femme à la corde au cou. Cette corde est celle d’avoir survécu à son fils meurtrier, celle de son sentiment de culpabilité de n’avoir pas pu en faire un meilleur homme et celle de la société, toujours en arrière plan, qui l’accablera pour les monstruosités de sa propre chaire.
Si le « Saffah » de Nabeul ne sera pas pardonné par Dieu, le film qui le dépeint sera-t-il, lui, « pardonné » par son public pour les « coquilles » cinématographiques qui en parasitent l’expérience ? Seul le public dira son mot final. Il ne manquera pas de garder à l’esprit l’enthousiasme de son réalisateur qui, pour une de ses premières expériences, a su donner la scène à un récit intéressant dans ses germes et soutenu par un jeu d’acteur non sans efforts remarquables. Sur nos écrans à partir du 18 décembre 2022.