
Propos recueillis par : Sayda BEN ZINEB
Poétesse de renom à la verve facile, auteure de deux recueils de poésie longuement salués par la critique, Tounes Thabet a toujours su trouver les mots pour mieux dire l’engagement, la résistance et la célébration de la vie. En bonne pédagogue de par sa formation, elle multiplie les initiatives, et continue à écrire des mots vibrants ; sa poésie nous invite à réfléchir, c’est une ode à la vie, à la résilience grâce à la magie du mot qui aime nous surprendre au milieu des sourires et des larmes.
A l’occasion de la Journée Nationale de la Femme que le pays célèbre aujourd’hui, nous avons soulevé avec elle, certaines questions brûlantes d’actualité. Son message est fort, découvrons le ensemble. Entretien.
Tunisie-Direct : célébrer la Journée Nationale de la Femme dans un pays où les femmes aujourd’hui sont de plus en plus confrontées au sexisme, au harcèlement, à la violence…Est-ce que vous- y -croyez encore ?
Tounes Thabet : la Journée Nationale de la Femme est un acquis fondamental de la Constitution de 1956. Le Code du Statut Personnel promulgué au mois d’Août 1956, a révolutionné la situation des femmes tunisiennes et l’ensemble de la société. Cet acte fut fondateur de la Tunisie moderne et indépendante. Ce n’est pas seulement une journée pour célébrer les femmes, c’est surtout une journée de revendications, de bilan, de réflexion sur les obstacles que rencontrent, encore, les femmes dans leur parcours, car, la lutte pour leurs droits continue, vu les aléas de notre Histoire. En effet, depuis 2011, nous assistons à une régression certaine du statut de la femme. L’arrivée au pouvoir des islamistes, leur désir de gommer le Code du Statut Personnel, dans les faits et de remettre en cause les acquis, continue de soulever d’inquiétantes questions et de poser des problèmes réels, vu l’influence sur les mentalités. Parce que le sexisme d’aujourd’hui est plus insidieux et pernicieux qu’avant, parce qu’il faut agir, déconstruire le discours qui marginalise et avilit, parce que le combat pour la l’égalité et la liberté doit se poursuivre, parce que nous devons sortir du schéma, féminité et virilité, pour construire l’égalité, repenser les mentalités, qu’il est urgent d’agir. C’est parce que l’égalité est un droit et non un point de vue, qu’il faut penser individuellement et collectivement une société de droits qui respecte sa diversité, à un moment particulièrement pénible où les femmes sont confrontées au sexisme, au harcèlement, à la violence, à la marginalisation. Les « faits divers » relayés par les médias prouvent que les femmes sont violentées, violées, victimes de la misogynie, de la phallocratie et de crimes, tant que le discours appelle à l’exclusion, au rejet, à la marginalisation, à la persécution. Il est temps d’agir et de susciter l’espoir à la mesure du rêve commun qui nous habite, de rêver un avenir plus beau, de faire de cette journée, un moment de réflexions et de combat pour l’égalité réelle et effective.
*Pour dénoncer la situation chaotique que nous vivons actuellement, vous affirmez qu’il s’il s’agit d’opérations orchestrées pour tuer l’art et la culture dans notre pays ; des espaces de culture ont été fermés sinon détruits, des ignares qui s’attaquent aux artistes pour qu’ils abdiquent, des intrus dans le domaine qui, au nom de la « création », le dépouillent de tout goût et esprit critique… Où allons-nous ?
– Il me semble que la culture souffre du désintérêt des décideurs, faute d’une vision claire, de moyens, de stratégie. Quand l’enseignement se dégrade, quand la pensée est atrophiée, quand les médias imposent des émissions de divertissement qui abêtissent le public, quand la culture se consomme comme un sandwich, il y a des raisons de s’inquiéter. L’école devrait dispenser le savoir et la culture. Depuis un long moment, nous assistons à une débâcle culturelle: des intrus s’auto proclament artistes, des artistes se retirent, abdiquent devant un public qui réclame le rire facile et béat, devant les difficultés matérielles, devant le chaos que nous vivons. Les spectateurs des émissions télévisées sont gavés de discours nuls, de débats houleux, de violence verbale. Il semblerait que des malintentionnés poussent les spectateurs à huer les artistes, à interrompre des événements culturels. Il y a des lieux où les Maisons de culture ont été fermées, ou inexistantes, des salles de cinéma ont disparu, des espaces culturels vides. La culture, qui devrait être au cœur des préoccupations, est considérée comme un divertissement de mauvais goût. Oui, la culture est menacée par ceux qui cherchent à tuer l’art, le Beau, la pensée, la remise en question, la création, l’imaginaire. L’art a besoin de liberté, sinon, il meurt d’étouffement. La liberté d’expression pose problème dans notre pays.
*Est-ce que les syndicats de la police sont devenus une commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice ? Sinon, comment expliquer leurs agissements lors du dernier spectacle de l’humoriste Lotfi Abdelli ?
-L’affaire Lotfi Abdelli a soulevé une polémique car les Forces de l’ordre ont quitté les abords de la scène, refusant d’assurer la sécurité de l’humoriste. Les syndicats de la police peuvent-il contrôler les mœurs? Sont-ils habilités à intervenir dans les affaires culturelles? D’ailleurs, le ministère de l’Intérieur a dû recadrer les déclarations des syndicats et nuancer leurs propos pour tempérer la polémique. Les craintes des citoyens concernant le retour de la dictature, de la censure et de l’Etat policier sont à l’origine d’un débat crucial pour l’avenir de notre pays.
*Comment expliquer ce phénomène de violence qui se répand de plus en plus dans nos quartiers, métros, cafés, souks… dont les auteurs sont généralement des jeunes respirant haine et règlements de compte, contre une société qui les a longuement occultés, délaissés ?
– La violence a envahi notre société depuis 2011. La déliquescence de l’Etat, l’absence d’une volonté de sévir et d’appliquer la loi, le laxisme et l’abdication généralisés ont miné notre société: de la famille, à l’école, à la rue, aux médias, dans les lieux publics, le discours est d’une violence inouïe. Notre jeunesse est délaissée, faute d’encadrement, de dialogue, de structures capables de prendre en charge ceux qui sont livrés à eux-mêmes. La délinquance s’aggrave, les actes de violence se multiplient, l’insécurité et l’anarchie s’installent. Evidemment, nous sommes, tous, responsables de ces dérives graves, des décideurs aux parents. Ce phénomène devrait nous pousser à tirer la sonnette d’alarme. Cela exige l’engagement du plus grand nombre afin que cessent les déchirements, la haine, la division, le désordre. Fédérer toutes les énergies pour lutter contre la violence, encadrer une jeunesse désespérée, perdue et qui n’a rien à perdre, prête à se jeter à la mer. La citoyenneté est un apprentissage comme le savoir-vivre, sauver l’enseignement, militer pour la culture de la vie, de l’effort, du travail, du Beau. Chacun de nous doit être un passeur de lumière et d’espoir.
*Douze ans de débâcle et cela continue. A quand la lumière selon vous?
-Cela dépend des choix politiques, d’une vision de l’avenir, de stratégie pour parvenir à arrêter la débandade, d’un changement de cap, d’un débat national, de prise de conscience des obstacles qui barrent la route vers la délivrance, de luttes pour y parvenir, de décisions qui doivent être appliquées, de notre implication dans les choix, dans l’action. Il suffit de la convergence des voix et des actions pour que la voie soit tracée. Ce n’est pas le discours violent, ni victimaire qui nous sauvera, mais le discours responsable.
*Selon divers médias internationaux, le Canada œuvrerait pour retirer à la Tunisie l’organisation du prochain Sommet de la Francophonie prévu au mois de novembre prochain à Djerba. Qu’en pensez-vous ?
-J’ai eu des échos, mais j’ignore s’il faut accorder du crédit à ces infos. J’espère que la 18 ème session du Sommet de la Francophonie se déroulera en Tunisie, les 19 et 20 Novembre 2022, à Djerba, d’autant plus que le lancement de l’événement a eu lieu le 28 juin 2022. Il aura pour thème « Connectivité dans la diversité: Le numérique vecteur de développement et de solidarité dans l’espace francophone ». La rencontre de 88 pays francophones sera une fête et l’opportunité d’instaurer un dialogue, des échanges, des discussions qui ne peuvent qu’être instructifs. Djerba sera un lieu de rassemblement, de partage des points de vue, des expériences, des visions, des réflexions et le point de mire des francophones et du monde entier qui feront entendre leurs voix. Un moment rare de discussions entre la société civile et les décideurs afin de construire des ponts, d’élaborer des stratégies dans les domaines culturel et économique. Des retrouvailles sur une terre d’accueil autour de ce qui rassemble, une reconnaissance des différences qui enrichissent.
*A quand la reprise du Club de poésie francophone dont vous assumez l’animation, aidée en cela par Kaouther Dhaoui, une femme elle aussi engagée pour les nobles causes et qui a fait de l’espace Carmen, votre lieu de rencontres hebdomadaires, un haut lieu d’art et de culture ?
– Le Club « Poésie Francophone-Poésies du monde » reprendra ses réunions fin Septembre 2022 pour sa sixième année, grâce à Mme Kaouther Dhaoui, femme de goût et d’une générosité rare, qui nous a ouvert les portes de l’espace culturel « Carmen » et permis à un groupe d’amis d’écrire, de lire, de vivre poésie. Ma joie d’animer ce Club est immense, toujours recommencée.
*Un nouvel opus en route après vos deux derniers recueils de poésie ? : « Une saison est née en moi que je n’avais pas prévue », et « J’ai tissé l’espérance d’épines et de fils de soie » ? Croyez-vous encore fermement au pouvoir des mots pour changer le monde ?
– Un troisième recueil est soumis à un éditeur. J’attends le verdict avec espoir.
Plus que jamais, je crois à la force des mots. Aimé Césaire a déclaré : « Je considère que l’action se fait, précisément, par l’imagination et par le verbe ». Cela confirme que le mot a le pouvoir de transformer le réel et le monde, qu’il est une lutte incessante pour garder l’élan, ne pas abdiquer, ne pas désespérer devant ce qui est intolérable et révoltant, car le prix de la liberté est la vigilance, la force d’aller de l’avant, lutte incessante pour ne pas abandonner le combat, ne pas désespérer devant ce qui est horrible et révoltant, car le prix de la liberté est la vigilance éternelle, le courage d’aller de l’avant et de dépasser la peur, ce qui pétrifie, ce qui terrorise. Dire, c’est agir. Il s’agit là de l’obligation d’agir et de réagir aux défis qui nous incitent à l’action, à assumer notre responsabilité et à nous engager dans la société dans laquelle nous vivons et, au-delà, dans le monde.