Par Sayda BEN ZINEB
Plongé dès la première saison du feuilleton dans des événements dramatiques qui jalonnent l’histoire particulièrement récente de nos concitoyens, le nouvel opus de « Harga » arrive toujours à retenir l’attention des téléspectateurs sur un volet original et inattendu, le volet esthétique de l’œuvre.
Il faut avouer que nombreux sont ceux qui attendaient au détour le travail du réalisateur Lassaad Oueslati cette année. La première saison de « Harga », ayant épuisé le thème principal de l’immigration clandestine jusque dans ses derniers retranchements, le risque était grand de sombrer dans la lassitude du même thème rabâché pour une saison de plus, une saison de trop. La production télévisuelle obéit aux impitoyables règles de l’audimat toujours à l’affût de nouveautés, qui se lasse rapidement, fut-il de sujets aussi importants et dramatiques que celui de l’immigration clandestine. Pourtant, l’œuvre échappe parfaitement à son épuisement, mais dans un volet qu’on attendait le moins et qui constitue la bonne surprise d’Oueslati cette année.
Certes, le scénario du feuilleton se ramifie au rythme des destins entrecroisés des personnages principaux. Ceci dit, ces développements laissent parfois à désirer avec quelques incohérences et lacunes qui ne brouillent aucunement le récit mais qui auraient pu être évitées. La bonne surprise n’est pas encore là. Elle n’est peut-être pas non plus dans le thème de l’émigration qui navigue à vue et qui franchit la méditerranée pour amarrer à l’autre rive.
D’ailleurs, c’est ce qui a valu, injustement peut-être comme on le verra plus tard, le sous-titre de cette deuxième édition : « l’autre rive ». Le thème principal se découvre d’autres corollaires : la prison, la mafia, le trafic de drogue, la prostitution, … Les émigrés clandestins de la première saison devenant ainsi la chaire à canon de ces fléaux. Là encore, on a évité de justesse le risque de l’étouffement de l’œuvre sous le poids du thème principal qui ne se réinvente pas plus qu’il ne creuse dans ses propres tréfonds.
Pour échapper à cet étouffement, justement, il a fallu la main de maître de Lassaad Oueslati qui a conçu son œuvre comme une séquence de tableaux. Tel un peintre, il nous a dessiné une « Suite Méditerranéenne » avec un enchainement artistique de haute volée, encore plus haute que le scenario lui-même. On détecte plusieurs effets stylistiques, parfois osés, qui poussent l’œuvre et la propulsent au fil des épisodes. Au risque d’empiéter sur les événements, il fait, à titre d’exemple, usage du « flash forward » qui anticipe sur le scenario et qui pointe vers la direction que prennent les événements.
Sa brosse de peintre ne s’interdit pas non plus des plans esthétiques qui donnent à réfléchir. Le plan survolant la côte de Palerme au petit matin sous ses airs Apolloniens, inspire toute l’abondance et la richesse au cœur même du rêve qui séduit notre jeunesse à bout de son vécu sur notre sol, et aspirant à cette vie paisible de l’autre rive. Ce plan cache l’arrière plan de la misère, les taudis, les rues jonchées d’émigrés sans papiers, sans soutien, sans domicile, sans rien. Une tragédie humaine se déroule dans le théâtre de cette vue d’ensemble.
A l’opposé, on trouve le plan en contrebas vers le ciel de la décharge avec ses collines d’ordures et ses soldats qui en fouillent les moindres recoins. Scène extrêmement humiliante à la condition de l’espèce humaine, en inspectant le ciel, en arrière plan, on trouve pourtant une autre espèce qui en tire son avantage. Les oiseaux migrateurs, vraisemblablement des cigognes venues d’Europe, de l’autre rive, ont trouvé leur Eldorado dans ce tas d’ordures. Ces migrants d’une autre espèce se sont même sédentarisés dans nos airs, volant, survolant nos poubelles et se nourrissant de nos déchets.
Le même lieu, la même décharge, suite à l’annonce de sa fermeture, subit un plan d’en haut d’où les oiseaux sont perdus de vue mais dans lequel les hommes frétillent d’angoisse comme des fourmis abandonnant une fourmilière souillée, leur gagne-pain, leur réserve démolie.
Lassaad Oueslati lie ainsi les deux rives, avec des tableaux opposés dans leurs premier et arrière- plans, comme pour sceller le sort d’une même destinée ; deux rives, un même destin. Il n’y a pas « l’une » ou « l’autre rive », mais les deux rives sont soudées. A cela, il ajoute par moments, des enchevêtrements de plans qui trouvent leur écho de part et d’autre du Bassin méditerranéen. Quelqu’un frappe à la porte en Italie,… On ouvre la porte en Tunisie. C’est un jeu de va-et-vient de scènes des deux côtés du Bassin avec, pour ligne de mire, l’horizon qui les sépare comme pour symboliser une attente, un espoir qui ne viendrait que de l’autre rive, (la mère guettant le retour du fils, le bandit cherchant rédemption dans le retour au bercail…).
Le feuilleton « Harga », dans son deuxième volet, s’inscrit ainsi comme une œuvre d’art défiant les intempéries d’un scénario qui nous a embarqués tels des voyageurs de fortune sur la galère d’un récit parfois chancelant dans les eaux troubles des drames humains. Le feuilleton a réussi son pari de nous transporter vers un rivage plutôt inattendu et assez original pour ne pas en féliciter le capitaine de bord, Lassaad Oueslati. Cet autre rivage, qu’on perd de vue dans le brouillard de la fiction tunisienne proposée durant le mois de Ramadan est peuplé de tableaux d’art qui nous touchent et qui imprègnent notre inconscient assoiffé de beauté.