« L’enthousiasme et les manifestations de patriotisme ne suffisent point pour remporter la victoire (…) Il est extrêmement facile de se livrer à des proclamations enflammées et grandiloquentes. Mais il est autrement difficile d’agir avec méthode et sérieux ». Kais Saïed, Rached Ghannouchi, Noureddine Taboubi connaissent sans aucun doute ces paroles, mais ne s’en souvenaient pas en parlant, à propos de ce conflit entre Israël et le Hamas, de « haute trahison, de « criminaliser la normalisation avec l’entité sioniste »… Ces paroles, célèbres, sont celles d’Habib Bourguiba le 3 mars 1965 à Jéricho. Un discours du cœur et de la raison qui a déplu au monde arabe, mais qui a fait date car lucide et visionnaire.
Le combattant suprême a toujours été du côté des Palestiniens, mais les yeux ouverts, avec le sens de l’histoire et ce qui était son mantra: « Je suis réaliste. être réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible. Il n’a pas attendu la première guerre et la naqba pour réfléchir à la question. Dès 1946, il préside une délégation de nationalistes maghrébins qui présente le 4 mars 1946 un mémoire sur la question palestinienne à la commission d’enquête anglo-américaine. D’Égypte, il suit les événements malheureux, le vote des Nations Unies, la défaite arabe. Habib Bourguiba a toujours été pour le compromis, la politique des petits pas. Il le répète à Jéricho précisant ce qu’il entend par « méthode et sérieux »: « S’il apparaît que nos forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l’ennemi ou le bouter hors de nos terres, nous n’avons aucun intérêt à l’ignorer, ou à le cacher. Il faut le proclamer haut. Force nous est alors de recourir, en même temps que se poursuit la lutte, aux moyens qui nous permettent de renforcer notre potentiel et de nous rapprocher de notre objectif par étapes successives. La guerre est faite de ruse et de finesse. L’art de la guerre s’appuie sur 1intelligence, il implique une stratégie, la mise en œuvre d’un processus méticuleusement réglé. Peu importe que la voie menant à l’objectif soit directe ou tortueuse. Le responsable de la bataille doit s’assurer du meilleur itinéraire conduisant au but. Parfois, l’exigence de la lutte impose contours et détours. Il est vrai que l’esprit s’accommode plus aisément de la ligne droite. Mais lorsque le leader s’aperçoit que cette ligne ne mène pas au but, il doit prendre un détour ».
Au cours des années, les circonstances ont changé, mais pas lui. Il n’a pas pour autant été tendre avec Israël, même s’il a envisagé la normalisation pour davantage d’efficacité. Par exemple, à l’ONU en mai 1968: » Il l’a qualifié d’État » colonialiste arrogant » en proie à un » fanatisme à base religieuse et raciale » et qui a » dépossédé de ses terres et de sa patrie » le peuple palestinien. Trois ans plus tôt, à Beyrouth, il déclarait: « Ma visite aux lignes avancées m’a fait une impression pénible. C’est le drame d’un peuple paisible qui n’avait jamais persécuté personne. Il a été provoqué par les conditions internationales de la guerre mondiale, auxquelles se sont ajoutés les efforts d’Israël et aussi les erreurs commises par les Arabes pendant vingt-cinq ans. Le manque de stratégie des Arabes pour leur lutte a amené tout cela. « . L’histoire et la critique d’un certain aveuglement des Arabes. A Jéricho, il a noté avec regret que » la politique du « tout ou rien », nous a menés en Palestine à la défaite et nous a réduits à la triste situation où nous nous débattons aujourd’hui » A l’époque, David Ben Gourion avait compris le président tunisien, mais, lucide lui aussi, commenté pour les siens: » Ne craignez rien, nos adversaires d’ici sont différents. Il n’y a aucun risque pour qu’ils adoptent la ligne bourguibiste ». On pourrait multiplier les citations et constater qu’elles restent d’actualité, que les dirigeants actuels devraient s’en inspirer. Refaire avec lui un peu d’histoire. comme en juillet 1973 quand ses déclarations ont poussé la Jordanie à rompre avec la Tunisie. Il avait osé dire que « ce qui n’existe pas en réalité, c’est la Jordanie, la Transjordanie, c’est une invention de l’Angleterre (…) Depuis les Philistins, il y a une Palestine qui va des frontières de l’Égypte aux frontières du Cham (…) La Jordanie a annexé une partie de la Palestine sans le consentement des Palestiniens, Israël a annexé l’autre partie ». Il notait aussi que juifs et palestiniens vivaient en paix… Tout au long des années, Bourguiba a averti que plus le conflit durerait, plus la haine augmenterait. Il ajoutait qu’Arabes et Israéliens » pourront vivre en harmonie lorsqu’ils auront rejeté la haine et qu’ils se seront débarrassés de leurs complexes et de leurs extrémistes « .
En novembre 1971, dans une interview à Associated Press, le président déclarait qu’une fédération entre Israël et ses voisins arabes est la » seule solution positive » pour mettre fin à cette situation de guerre. Peut-être y viendront-ils dans vingt ans, dans trente ans ? » Cinquante ans après, pas de perspective proche
En mai 1965, Mohamed Masmoudi, alors ambassadeur en France confiait que Ahmed Choukeiri (président de l’Organisation de la libération palestinienne) et le président Nasser ont avoué devant lui ( Bourguiba), chacun en particulier, que le refus par les Arabes, en 1948, d’accepter l’application des résolutions de l’O.N.U. C’était une grave erreur.
Depuis, Israël s’est renforcé, pas les Arabes. Et comme l’expliquait le président en 1968, la cause palestinienne a été » souvent confondue tantôt avec les intrigues politiques et tantôt avec les ambitions hégémoniques qui prévalaient au Moyen-Orient « . Entendre Bourguiba permettrait de faire des progrès…
Aujourd’hui, rien de bien nouveau sur le terrain: roquettes, bombes, déclarations.