La politique, c’est toujours une question de temps. Mais le temps est une arme à double tranchant. S’il n’est pas bien utilisé, il se retourne vite contre celui qui l’emploie.
Les décisions exceptionnelles prises par le Président Saïd le 25 juillet n’arrêtent pas de susciter des réactions diverses tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Si en Tunisie la tendance est encore majoritairement à l’enthousiasme, voire à l’euphorie grâce à la flamme d’espoir que ces décisions ont allumée dans un pays en proie depuis de longue années aux crises économiques et sociales, auxquelles s’est ajoutée une crise sanitaire, à l’étranger par contre des signes d’impatience commencent à se faire sentir et les appels à un retour à la normale des institutions démocratiques se font entendre avec de plus en plus d’insistance.
Fort de la ferveur populaire que ses premières décisions ont suscitée, Kaïs Saïd tente maintenant de jouer le maître des horloges en tirant le maximum de profit de l’engouement que soulève chacune de ses interventions télévisées par lesquelles il s’attaque aux maux sociaux contre lesquels le peuple tunisien est sorti dans la rue un certain 14 janvier 2011, et qui se sont aggravées depuis: injustice, corruption, népotisme, favoritisme…
Manifestement il cherche à gagner du temps en allongeant les délais entre sa prise des décisions et leur mise effective en application dans le but de renforcer l’adhésion autour de ce qui pourrait constituer « une action corrective de la mise en œuvre des objectifs de la révolution ». Ainsi, tarde t-il à nommer le chef de gouvernement malgré les demandes répétées de nombreux partenaires influents, voulant sans doute s’assurer du choix dont il sera directement responsable, mais aussi prouver qu’il est attaché à l’exercice de son droit de libre détermination et qu’il n’est pas prêt à agir sous la pression, d’où qu’elle vienne.
La réalité a cependant ses impératifs et le président doit continuer à aller de l’avant de toutes façons et prendre les décisions qui s’imposent. La nomination attendue du chef de gouvernement ne sera qu’une étape qui risque d’ailleurs de rendre la situation plus compliquée et plus complexe, en posant l’inéluctable question de la légitimité du futur locataire du palais de la Kasbah. De qui, de quoi, et surtout pour combien de temps sera le chef de gouvernement qui sera nommé?
Et d’abord chef de gouvernement ou premier ministre? Le chef de gouvernement est censé appliquer le programme commun d’une majorité parlementaire, le premier ministre, celui du Président qui l’a nommé. Si tant est que le président qui le nomme soit élu sur un programme. Le chef du gouvernement est l’expression du régime parlementaire ou quasi-parlementaire, le premier ministre, celui du régime présidentiel. Or les décisions exceptionnelles prises par le président Saïd mettent l’ordre politique de la république dans une configuration aussi inédite qu’incertaine. L’« exceptionnalité» ne peut pas offrir la légitimité nécessaire au chef de gouvernement attendu, ni ne lui garantit la durée dont il a besoin pour redresser une situation socio-économique des plus difficiles et entreprendre les indispensables et douloureuses réformes qu’on n’a cessé de reporter depuis une décennie.
Si le Président compte sur le soutien populaire, cela pourrait vite s’avérer insuffisant pour que « son gouvernement» puisse obtenir les résultats escomptés. Le peuple clame son soutien et applaudit, mais s’impatiente aussi de voir du concret. Avec des caisses publiques vides et sans l’adhésion des principaux partis politiques, la partie paraît mal engagée.
Ne reste alors devant Kaïs Saïd que deux options:
Continuer son coup de force et poursuivre le détricotage du système politique consacré par la Constitution de 2014.
Opter pour le dialogue avec l’objectif de trouver une rapide sortie consensuelle.
Eh oui, l’inévitable consensus, encore et toujours.
Mais qu’il choisisse l’une ou l’autre option, Saïd doit faire avec le facteur temps. Or justement, il n’y a pas beaucoup de temps.