On peut ne pas aimer le député et président du parti El Karama, Seif Eddine Makhlouf et beaucoup ne l’aiment pas apparemment. Pour la radicalité de la ligne idéologique de son parti, pour son discours belliqueux, pour son attitude hautaine et brusque…, il y a en effet plus d’une raison qui le rendent répulsif et peu avenant.
Mais ce que vient de vivre cet homme, avocat de son état qui plus est, fait froid dans le dos-même par temps de canicule- et pose plus d’une question inquiétante.
Rappel des faits : faisant l’objet d’un mandat d’amener et recherché depuis le 25 juillet, et alors qu’il se rendait au tribunal militaire où il a décidé de se rendre volontairement après s’être filmé en train de le faire, Makhlouf est arrêté devant le tribunal militaire par un groupe d’agents en civils et introduit manu militari dans une voiture. La scène s’est passée en pleine rue au, vu et au su de tous les passants se trouvant sur les lieux et filmée et diffusée sur les réseaux sociaux.
Quelques heures après, l’homme qui accuse aujourd’hui ses ravisseurs d’un enlèvement en bonne et due forme a retrouvé la liberté. Mais les questions soulevées par cet épisode rocambolesque sont graves et inquiétantes pour être passées sous silence.
Qui sont donc les ravisseurs de Makhlouf et à quel organe appartiennent-ils ?
Dans quel but ces agents ont agi de la sorte alors que le concerné se rendait de sa propre initiative au tribunal ?
Des forces occultes ?
Pourquoi l’ont-ils lâché aussi vite : se sont-ils rendus compte de leur méprise, ou est-ce l’effet de la diffusion de la scène d’arrestation sur les réseaux sociaux ?
On n’en sait rien puisque aucune source officielle n’a daigné jusqu’à cet instant donner la moindre information. On est dans le noir complet.
Mais considérant que la victime, au-delà de la controverse qu’il puisse susciter, est un personnage public et n’est donc pas n’importe qui puisque député, président de parti, président de bloc réunissant 21 députés et avocat connu sur la place, il va sans dire que son arrestation ne pouvait échapper au Président de la république. Dès lors la question devient : serait-ce le Président lui-même qui aurait ordonné l’arrestation de Makhlouf ? Nous ne pourrions nous résoudre à l’admettre même si le Président a fait récemment une étrange sortie pour venir justifier la décision de mettre en résidence surveillée certaines personnes et présentant cette mesure comme un moindre mal que d’aller en prison, et reconnaissant ainsi sa responsabilité directe. Nous persistons cependant à croire que le Président a plus, et surtout plus urgent, à faire que d’ordonner des actes dignes des plus sombres pratiques dictatoriales.
Mais si ce n’est pas le Président qui a ordonné une telle arrestation de Makhlouf, qui l’aurait décidé alors ? Telle est la question redoutée.
Interviewé par la radio IFM suite aux péripéties qu’il a dû vivre pour arriver enfin à transmettre la lettre des 70 députés adressée au Président de la république, le député Safi Sa’id a livré un implacable sentiment selon lequel Kais Saied n’est pas maître de ses décisions mais serait, selon lui, un simple exécutant des ordres d’organes qui agissent dans l’ombre et décident à sa place. Le Président est prisonnier de ces organes, conclut le député.
Un président plutôt valet que maître et soumis à l’autorité de forces occultes qui planifient et ordonnent à sa place, ne lui laissant que le rôle formel de prononcer des discours passionnés et endosser la responsabilité de tout ce qui se passe sur le terrain ? Et de quel ordre seraient les organes qui « tiennent » le Président, sécuritaire, militaire, nationale, étrangère ? autant de questions qui s’amoncellent chaque jour pour créer une ambiance détestable faisant passer la situation de l’optimisme né des décisions du 25 juillet au doute, voire maintenant à la crainte et à la peur.
Un président qui prête le flanc
Il faut dire que le Président y prête bien le flanc. Voilà donc le pays proche de boucler le second mois depuis le coup de force présidentiel, mais toujours pas de chef de gouvernement nommé ni, conséquemment, d’équipe gouvernementale formée. S’abritant derrière un silence qui n’a que trop duré pour un pays dont la situation économique et sociale ne peut permettre de perdre davantage de temps ou de supporter encore des tergiversations, le Président Saied n’a toujours pas présenté de programme futur, ni de feuille de route pour nous indiquer où il compte mener la Tunisie.
Le président donne de plus en plus l’impression qu’il a ouvert un chantier dont il n’a pas mesuré l’énormité et dont il ne dispose pas des moyens de le gérer. A moins que ce ne soit lui qui l’a ouvert et qu’il n’aura été qu’une simple couverture.
Quoi qu’il en soit Kais Saied garde une carte en main, la seule : ouvrir la porte au débat et mettre à contribution toutes les forces vives du pays.
Par Mohcen Lasmar