L’actualité tunisienne ne constitue pas une priorité pour la presse française malgré la présence sur son sol national d’une forte communauté tunisienne. Elle a publié des reportages sur le retour des touristes de l’hexagone (un million en 2023) ou la forte progression du tourisme médical. Sans insister, elle a évoqué le second tour des élections locales, principalement pour noter la faible participation.
Depuis le début du mois, davantage de papiers ont été consacrés au pays dirigé par le président Kaïs Saïed qui interpelle et inquiète. Voici quelques titres peu flatteurs pour la politique suivie par l’homme élu en 2019 avec plus de 72% des suffrages :
– Le pouvoir accumule les « complots » pour neutraliser les opposants (Ouest France)
– Le sommet de l’Etat gagné par la paranoïa des complots (Le Figaro)
– On a basculé dans une paranoïa d’Etat ( Libération)
– Main basse sur la Banque centrale (Le Point)
– La Banque centrale mise à contribution pour maintenir le pays à flot ( Les Echos)
– L’Etat prêt à ressortir la planche à billets pour éviter le défaut de paiement ( Le Monde)
– La volonté d’un rapprochement avec la Chine ( Le Monde)
Ces articles suivent et confirment l’étude de l’analyste Hatem Nafti, membre de l’Observatoire tunisien du populisme, publiée en novembre dernier par la Fondation Jean Jaurès et intitulée : « Tunisie : le complotisme, clé de voûte de la gouvernance de Kaïs Saïed ».
« En seulement une année, pas moins de quinze complots contre la sûreté de l’État ont été déjoués et rendus publics en Tunisie. Dans le cadre des procédures judiciaires ouvertes, une soixantaine de personnes, principalement des opposants politiques au président Kaïs Saied, sont en prison. Certains depuis un an. Leurs avocats dénoncent des dossiers vides, voire délirants » écrit Ouest France. Comme le financement par Henry Kissinger du Front du Salut national pour saboter les élections locales. Ou l’ enquête ouverte « sur un complot pour assassiner Kaïs Saied, qui aurait été préparé lors d’une rencontre entre Néjib Chebbi, le chef de FSN, et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui serait arrivé en Tunisie… en sous-marin ».
Il y a en moins d’un an, une quinzaine de complots contre la sécurité de l’Etat, explique au Figaro l’avocate Dalila Msaddek. Elle rappelle que depuis le 11 février 2023, date de l’arrestation de Khayam Turki et Kamel Eltaief, une soixantaine de personnes sont actuellement en prison. L’avocate affirme que « les fonctionnaires paniquent et font des excès de zèle : ils ont à la fois peur des représailles et envie de plaire au pouvoir ». A Libération, elle confie : « le ministère a compris que les dossiers ne sont pas assez consistants, alors la moindre réunion, participation à des boucles de messageries critiques contre le président Kaïs Saïed est utilisée comme une preuve de complot.»
«Il y a des complots contre le Président, ça ne fait aucun doute. Ennahdha, qui est financé par le Qatar et la Turquie, veut reprendre le pouvoir, assure à Libé, Mahmoud ben Mabrouk, porte-parole du Mouvement du 25-juillet. Ce ne sont pas des dossiers politiques, sinon Kaïs Saïed les aurait arrêtés dès le 25 juillet. La durée de l’instruction montre que la justice et la police font leur travail consciencieusement. »
Le Figaro rappelle qu’ il y a quelques mois, un juge expliquait : «Soit on va dans le sens du pouvoir, soit on perd notre travail…»
Depuis le 25 juillet 2021, le Président s’est arrogé tous les pouvoirs, se parant derrière son mantra « le peuple veut », rappelle la presse qui ajoute qu’il a échoué, surtout au plan économique.
« Nous devons compter sur nous-mêmes » répète l’homme qui a dit non aux diktats inacceptables » du FMI, affirmant que ce FMI « n’est pas, que je sache, inscrit dans le Coran ». Etant donné que le budget de l’Etat nécessite des apports extérieurs mais que Tunis ne peut emprunter qu’auprès de fonds vautour, Kaïs Saïed, souligne Le Monde, fait amender la loi afin de décider lui-même ce que les « corrompus » qu’il désigne devront payer, sans recours possible. La « réconciliation pénale » qui devait faire rentrer 13, 5 milliards de dinars n’en n’ rapporté que 26,9 millions.
L’ancien magistrat Ahmed Souab note pour Le Monde que ce recouvrement était « voué à un échec prévisible et inéluctable » car « l’essentiel des patrimoines de nombreuses personnes concernées est déjà détenu par l’Etat ».
La Tunisie veut éviter tout défaut de paiement et, pour cela, le président a fait approuver par les députés son droit de puiser dans les réserves de la Banque centrale. La Lettre du Maghreb du Point n’est pas tendre avec cette décision : « il n’y a pas que Javier Milei, l’histrion-président argentin qui entend couper les dépenses publiques à la tronçonneuse, qui veut briser la Banque centrale. Dans un style plus austère, façon Saint-Just de Carthage, son homologue tunisien Kaïs Saïed vient de passer à l’acte. Ainsi, après la mise à bas du Parlement et de la Constitution, l’emprisonnement de l’opposition, la dernière institution qui lui échappait vient de céder. Conséquence de sa gestion prudente, ses réserves en devises atteignaient 118 jours fin janvier, suscitant la convoitise d’un État aux poches percées et vides, alors que le pays traverse une crise de très grande ampleur (inflation, 7,8 % ; chômage, 15,8 % ; une croissance négative au troisième trimestre 2023 de – 0,2 %). Pour boucler son budget, le pouvoir a décidé d’utiliser la manne de la Banque centrale et de mettre un terme à son indépendance. Le message envoyé au FMI, Banque mondiale & Co est limpide : Tunis ne répond plus. »
Le Point conclut : « La nouvelle dictature illibérale qui se dessine à Tunis nourrit les départs via la Méditerranée. Un effondrement de son économie multipliera le nombre de migrants tunisiens sur l’île de Lampedusa. »
La presse française n’oublie pas de rappeler que Kaïs Saïed attribue ses malheurs non seulement aux complots, mais aussi à l’attitude des pays occidentaux dominateurs qui n’ont pas réglé leur dette de la colonisation. Cela explique l’alignement sur l’Algérie et le rapprochement avec la Chine et la Russie. Pas forcément pour couper avec l’Europe, mais, explique au Monde Oussama Dhiab, chercheur en science politique et enseignant de mandarin à l’université de Carthage, Kaïs Saïed « a besoin d’alliés forts pour dire aux Européens : “Si vous n’acceptez pas notre souveraineté, nous pouvons opter pour d’autres orientations.” ». Pékin a des visées sur le port de Bizerte et a manifesté son intérêt pour un projet de port en eau profonde à Enfidha.