Et de cinq! Les talibans se sont emparés de cinq des 34 capitales provinciales, se battent dans ou autour de trois autres et contrôlent une grande partie des zones rurales. A Kaboul, ils commettent des attentats et assassinent des personnalités gouvernementales. Vaincus en 2001, en même temps qu’Al Qaïda, ils ont commencé quelques années plus tard, et sans bruit, leur reconquête et, quand Donald Trump a manifesté sa volonté de négocier pour retirer ses troupes, leur chef suprême Hibatullah Akhundzada a su qu’il avait les cartes en mains. Son seul engagement était de ne pas attaquer les troupes américaines et de ne pas laisser de groupes terroristes s’installer sur le sol afghan. Pas évident que les talibans aient tenu parole sur ce dernier point.
L’armée afghane semble incapable d’arrêter la progression des insurgés, mais nul ne sait jusqu’où ils veulent, ils vont aller. Ni s’ils sont vraiment capables de prendre Kaboul, de contrôler tout le pays. En ce moment, ils tiennent beaucoup de postes frontières, -ce qui prive le gouvernement de ressources et leur en procurent- et s’emparent dans le Helmand de zones de production de pavot,autre manière de se procurer des ressources et d’affaiblir, voire de rallier des tribus et seigneurs de guerre qui vivaient du trafic de l’opium.
Il y a quelques semaines, Andrew Watkins, expert à l’International Crisis Group. constate que « les talibans renforcent leur mainmise autour des grandes villes », mais, pour lui, « la chute de Kaboul n’est pas imminente: les talibans ne sont pas un invincible rouleau compresseur ». Ils manquent d’armes lourdes, sont vulnérables aux bombardements. Et savent, malgré leur prétention que si les Afghans aspirante à la paix, celle qu’ils attendent n’est pas la leur. Ni celle de Daech… Il y a trois mois, Amrullah Saleh, vice-président, affirmait: « sans le soutien du Pakistan, les talibans ne pourraient pas tenir plus de trois à six mois ». Abdullah Abdullah, l’homme qui n’a pas admis sa défaite à la présidentielle de 2014 et qui est chargé des négociations de paix, partage cette conviction et l’a confié au magazine Le Point du 22 juillet: les talibans « ne peuvent pas gagner la guerre et imposer leur volonté par la force au peuple d’Afghanistan (…) Mais ils devraient savoir que le peuple afghan souhaite la paix et ne veut pas retourner à l’ère des talibans. » Lundi dernier, le président Ashraf Ghani affirmait sans apporter de précisions: « Nous avons un plan de sécurité, un plan de sécurité de six mois pour changer la situation sur le champ de bataille et pour stabiliser la situation sécuritaire. »
Des promesses
Juste avant l’Aïd al-Adha, Habitullah Akhundzada envoyait un message de paix: » Malgré les gains et les avancées militaires, l’Émirat islamique est en faveur d’un règlement politique dans le pays. Chaque opportunité d’établissement d’un système islamique, de paix et de sécurité qui se présente sera utilisée par l’Émirat islamique « . Il annonçait son programme: ‘Nous voulons de bonnes et fortes relations diplomatiques, économiques et politiques (…) avec tous les pays du monde, dont les Etats-Unis » et « nous assurons totalement les pays voisins, de la région et du monde, que l’Afghanistan ne permettra à personne de menacer la sécurité d’aucun autre pays depuis son sol ». Il faisait la promotion de l’alphabétisation assurant que » l’Émirat islamique veillera particulièrement et s’efforcera de créer un environnement approprié à l’éducation des filles dans le cadre de la grandiose loi islamique ». Aux journalistes, il annonçait son « engagement pour la liberté d’expression, dans la limite de la Charia et des intérêts nationaux » et affirme vouloir travailler avec les ONG internationales du secteur de santé.
Sur le terrain, ces promesses sont souvent démenties par les faits. Des témoignages indiquent que dans certains districts, les libertés ont été restreintes, que les femmes doivent remettre la burqa, n’ont plus le droit de travailler ni de sortir non accompagnées d’un homme, que les filles sont interdites d’école… L’émancipation des femmes, l’éducation et la liberté de la presse sont les rares secteurs où les Américains et les Occidentaux ont apporté de réels progrès.
La Syrie, Sarajevo…
Poursuite de la guerre jusqu’au chaos ou solution politique? Vendredi, lors d’une réunion du conseil de sécurité de l’ONU, la représentante spéciale du Secrétaire général Antonio Guterres pour l’Afghanistan, Deborah Lyons, a averti que l’Afghanistan pourrait sombrer » dans une situation de catastrophe si grave qu’elle n’aurait que peu, voire pas du tout, de parallèles ce siècle « . Si la communauté internationale n’agit pas rapidement et dans l’unité, » cette situation similaire à celle qui prévaut actuellement en Syrie ravagée par la guerre civile ou à Sarajevo plus tôt pourrait se développer en Afghanistan.
La communauté internationale, c’est surtout les Etats-Unis, le Pakistan, l’Iran, la Chine, la Russie et l’Inde. Accusé par Kaboul de soutenir les talibans au plan logistique et matériel, et de leur offrir des sanctuaires, le Premier ministre pakistanais Imran Khan a répondu que son pays n’accepterait pas une prise de pouvoir par la force et plaidé pour un compromis. Les Afghans, dit-il, ont deux options : la première est militaire, qui, selon lui, « a été éprouvée il y a 20 ans et n’a pas apporté la paix en Afghanistan ». La deuxième est une réconciliation politique globale entre le mouvement Taliban et le gouvernement afghan.
Des questions, pas de réponses
Réconciliation, ce mot sonne comme un échec américain. Après avoir vaincu Al Qaïda et éliminé les talibans du pouvoir à l’hiver 2001, ils n’ont pas su comprendre l’Afghanistan, son organisation, ses structures, son histoire particulière, son opposition farouche à toute domination étrangère. Au lieu de rassembler, ils ont écarté les pachtounes au prétexte que les talibans étaient de cette ethnie, ils ont ignoré le droit afghan dans la constitution et monté des programmes technocratiques de reconstructions qui ne tenaient pas compte des besoins locaux, des aspirations. Et ils sont partis vers d’autres « terrains de jeu », l’Irak et le pétrole… Bien sûr, il serait trop simple de mettre la responsabilité de la situation actuelle sur les seuls dos américain et occidental. Très vite, les Afghans se sont divisés, ont perdu toute confiance dans une démocratie qui rimait avec corruption, aides détournées, arrangements, lutte pour le pouvoir. Les seigneurs de guerre, les chefs tribaux sont revenus, les uns se sont enrichis, le peuple a continué de souffrir. Kaboul est devenue une des villes les plus dangereuses du monde avec une criminalité galopante aux mains de réseaux bénéficiant de soutiens politiques…
2001 -2021: rien de changé? Retour à la case départ. Comme au temps du grand jeu entre Britanniques et Russes, l’Afghanistan n’intéresse pas vraiment en tant que « conquête » mais a une valeur comme « territoire protecteur »: en le contrôlant, l’empire britannique protégeait ses Indes; la Russie défendait ses possessions et avançait vers la mer d’Oman…
Aujourd’hui, les pays riverains ou proches de l’Afghanistan et du Pakistan s’inquiètent de savoir si le pays redeviendra un refuge pour les terroristes. L’Inde s’inquiète de Lashkar-e-Taiba (LeT) basé au Pakistan. La Chine, opposée à l’extrémisme islamique, a noué des relations avec les talibans et accepterait leur pouvoir à conditions qu’ils rompent avec les fondamentalistes ouighours du Turkestan oriental. Les talibans « ont assuré à la Chine que le sol afghan ne serait pas utilisé contre la sécurité de quelque pays que ce soit ». C’est ce qu’ils ont signé à Doha: pas de terroristes étrangers sur le sol afghan. Vendredi, lors de la réunion du conseil de sécurité, le représentant de Kaboul Ghulam Isaac Zai a déclaré que plus de 10 000 combattants étrangers appartenant à 20 organisations terroristes internationales étaient actifs dans le pays sous les auspices des talibans. Dont bien sûr Al Qaïda et Daech…
Rien ne semble pouvoir arrêter l’avancée des talibans. Pourtant, l’issue n’est pas forcément écrite car trop de questions n’ont pas de réponses. Quelle est la force exacte des insurgés? 55 000 à 85 000 hommes, bien moins que l’armée même si les désertions se multiplient? Quel va être le soutien aérien des Américains? Quelles pressions seront exercées par le Pakistan?
Les Afghans veulent la paix, les talibans disent la vouloir, mais quelles seraient les libertés dans leur Émirat islamique? Quels compromis pour éviter une nouvelle guerre civile?
Que de questions….