Depuis l’Antiquité la politique est conçue comme un art dont les arcanes ne sont perçus que par des experts émérites. Différents témoignages et documents en attestent la véracité. Aristote en dit un mot à propos de la constitution de Carthage et de la sagesse de ses lois. Ce qui lui a valu à un moment la maîtrise de la Méditerranée. Tout le monde sait le prestige de la démocratie directe à Athènes et l’essor de l’esprit philosophique qui en est la cause et la conséquence. On n’est pas moins impressionné par le civisme de certains tribuns du Sénat romain et par la grandeur du destin de cet empire.
Mais de tous ces exemples, celui qui illustre sans doute le mieux le sens de la politique et l’art de la mettre en œuvre, au grand bénéfice de la nation, c’est très probablement le système anglais. Tous les penseurs sont unanimes à lui reconnaître un judicieux sens de l’équilibre qui fait qu’aucune force des composantes de l’État ne peut abuser de son pouvoir. Voltaire ne dit-il pas à ce propos : » La nation anglaise est la seule sur la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant. C’est un gouvernement où le Prince, tout puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire le mal, où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux et où le peuple partage le gouvernement sans confusion. La chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la nation, le roi est le surarbitre. Cette balance manquait aux Romains. »
Ce qui se dégage de ces affirmations, c’est la notion de contrepoids. Tout pouvoir risque d’être abusif, aussi faut-il songer à un contre-pouvoir pour le neutraliser sans le bloquer. La notion de contrepoids est chère à Montesquieu et nous la retrouvons plus tard chez Robespierre dans ses discours.
Depuis dix ans, ceux qui président à nos destinées sont à quelques exceptions près des amateurs politiques et ils le sont plus que jamais aujourd’hui. Ils n’ont pas compris que si l’on venait à lâcher un des leviers de commande tout le système s’en trouverait grippé et puis de proche en proche la machine serait condamnée à un total blocage.
Un exemple qui en dit long sur les impérities commises au quotidien. La grève est devenue chez nous un exercice de prédilection dont la durée ne se limite plus à une heure ou une journée, mais elle peut s’étirer, au grand plaisir de ceux qui la pratiquent, sur un mois et parfois plus. Un adage dit bien que tout travail mérite salaire. Le simple bon sens nous dit que le corollaire est : pas de travail, pas de salaire. Ne pas rémunérer les jours de grève doit être mécanique, et ne faire l’objet d’aucune concession. Qu’il s’agisse de juges, d’enseignants, d’éboueurs, de mineurs, de douaniers et j’en passe, la règle doit s’appliquer drastiquement à tous, comme c’est le cas partout dans le monde.
Faute de quoi, voilà à quoi on se trouve réduit. Une production dans des secteurs vitaux en panne. Les sociétés publiques presque toutes déficitaires. Et puis un chantage permanent brandi face à un exécutif qui doit s’incliner devant des exigences toujours plus intolérables, promettant sans pouvoir les tenir des engagements arrachés au forceps.
Deux exemples tout frais de cet état de choses. Les éboueurs à El Mourouj font la grève illimitée pour acquérir, dit-on, des lots de terrains, tandis que le syndicat des enseignants donne la consigne de grève des cours à l’intention des classes d’examen tant que ces enseignants ne seront pas vaccinés.
Cette intolérable arrogance de toutes les corporations ne serait pas ce qu’elle est, si l’on touchait au portefeuille des récalcitrants de tout poil. Car, encore une fois, la politique ne peut pas se concevoir sans cet équilibre des forces en présence, commandé par un judicieux système de contrepoids.