Le nom de Mohamed Talbi restera pour toujours marqué d’une pierre blanche dans les annales de l’Université tunisienne. C’est le premier doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de Tunis. Je l’ai connu pour la première fois, quand il m’a fait passer l’oral de l’épreuve d’arabe du diplôme Sadiki.(1956) Quelques années plus tard, je vais le retrouver à Paris. Il préparait sa thèse d’Etat, tout en dirigeant la Maison de Tunisie.
Un trait remarquable chez lui, c’est la trajectoire de sa vie politique et intellectuelle qui a connu une évolution à rebours, au regard du schéma classique. Tandis que les jeunes intellectuels affichent des idées de gauche et font preuve d’activisme politique pour s’assagir avec l’âge, Mohamed Talbi en revanche prend, au fil des années, ses distances par rapport à l’autorité politique pour se radicaliser et devenir un opposant pur et dur. Un détail aurait contribué à l’exaspérer : le refus qu’on lui a signifié de créer une association des historiens. Il n’a pas admis que lui , un des fondateurs de l’Université tunisienne et professeur d’histoire depuis plus de 40 ans soit soumis au bon vouloir d’un fonctionnaire du Ministère de l’intérieur et qui , en fait d’histoire, n’en connaît , peut-être pas, les tout premiers rudiments.
J’en sais quelque chose, puisque nous aussi, après plusieurs années d’activités, sous la houlette de feu Ahmed Abdessalem , nous avons essuyé le même refus de l’agrément de notre Société d’études du 18éme siècle. C’était l’époque où le folklore avait la faveur du prince, tandis qu’on se méfiait pathologiquement de tout ce qui, à mille lieues, pouvait sentir la liberté de pensée ou d’expression.
Par ailleurs, plutôt que de faiblir, pendant sa longue retraite, les activités de recherches et de publications de Mohamed Talbi n’ont fait que s’étendre et se renforcer jusqu’à son dernier souffle.
Ce regain d’effort était doublé d’un courage à affronter le grand public pour battre en brèche toutes sortes de tabous et ce, en s’exposant aux médias. Mais hélas, ses apparitions à la télévision n’ont pas été organisées loyalement et en rapport avec la stature du personnage. C’est ainsi qu’il s’est trouvé face à des contradicteurs qui l’ont traité avec désinvolture, alors qu’ils n’arrivent pas à sa cheville.
Mohamed Talbi est polyglotte et son érudition ne repose pas sur la lecture inconsidérée de tout et de n’importe quoi. Elle est intelligemment sélective et s’intéresse au premier chef à tout ce qui est sources et documents de première main. Il a compulsé des centaines de manuscrits et son travail est très souvent sous le sceau de l’inédit.
Outre cette exigence de rigueur scientifique, Talbi a le mérite de faire œuvre de pionnier en tant que pourfendeur de tabous. Ce mérite est d’autant plus remarquable qu’il opère dans un milieu connu pour la pesanteur de ses traditions où se mêlent inextricablement : superstition, fanatisme et religion.
Pour lui, seul le Coran peut être pris en compte, la chariaa postérieure de trois siècles est une œuvre humaine. Ceux qui ont légiféré, en fait d’exégèse coranique, n’ont pas dit le dernier mot. Les modernes peuvent contester leurs thèses et en proposer d’autres. L’Islam, étant liberté, le fidèle peut lui-même avoir sa propre lecture du Coran.
Dommage que Mohamed Talbi ait pu traiter certains de ses collègues islamisant de déislamisés. Mais tous ceux qui ne sont plus là et les autres seraient les premiers à le lui pardonner.