Je me souviens encore de cette boutade de l’inoubliable poète et professeur Salah Garmadi nous enseignant la traduction et qui, réagissant un jour à une étudiante dont la phrase lui sembla embrouillée et confuse, lui lança sans rire: « mademoiselle, votre phrase est une chakchouka bien ojjesque »
Tout est dit ici par un fin lettré connu aussi pour être un grand mangeur, sur deux plats comptant parmi les plus populaires et sur la façon de les préparer.

Commençons par la chakhouka , au nom sonnant comme une onomatopée et dont le radical « chakchek »veut dire mélanger, brouiller, amalgamer…
La chakchouka est un terme toujours péjoratif sauf quand il s’agit du plat lui-même où nos mères savaient mélanger avec un subtil dosage les légumes du soleil:poivrons, oignons, tomates en laissant le tout mijoter dans l’huile d’olive, avant d’éteindre le feu ou le réduire au maximum et y ajouter quelques œufs. Mangée généralement chaude, surtout si elle contient du merguez, la chakchouka se déguste aussi froide, comme un accompagnement ou comme plat principal.
Aujourd’hui considérée comme un plat diététique, la chakchouka a longtemps été le repas du pauvre, celui que la cheffe de famille fait à la dernière minute, rapidement, sur le pouce. C’est un repas de partage typiquement méditerranéen qui a sans doute évolué avec la migration et s’est enrichi avec les différents apports notamment depuis le 16 ème siècle et l’arrivée dans les ports espagnols du poivron, apporté du Mexique par les conquistadors. Depuis, la composition de la chakchouka s’est fixée à peu près, même si quelques habiles ménagères n’hésitent pas à y ajouter d’autres ingrédients comme la courgette, le potiron ou, comme au nord-ouest, de la viande séchée, le fameux qaddid.
Alors que la chakchouka semble être une invention féminine, la Ojja-ou ijja- est, elle, plutôt une affaire d’hommes. Des œufs, bien sûr, car c’est la base de ce plat, des tomates, des poivrons, du sel et des épices. Et le tour est joué. La ojja c’est le plat-minute. Celui de l’ouvrier de chantier qui doit se nourrir mais qui n’a ni les moyens, ni le temps de faire la fine bouche. Avec le temps, ce petit plat a pris des galons en intégrant des composantes plus riches telles le hareng notamment dans la région de Tunis, la crevette, la merguez ou même l’escalope de poulet. Là Notre bonne vieille ojja passe chez les riches et renie carrément ses origines modestes qui ont fait sa bonne réputation de met populaire.

Les puristes comme votre serviteur restent justement attachés à la ojja de grand-mère: simple, rapide, épicée, bien relevée avec un poivron rouge nabeulien, et servie bien chaude, même en temps de canicule. Pas de légumes car on tombera alors dans le royaume de la chakchouka.
Je ne sais pas trop l’expliquer, mais j’ai toujours l’impression que la ojja est paternelle alors la chakchouka est plutôt maternelle. Est-ce parce que celle-ci nécessite plus d’effort, plus de soin, plus de patience?
Je me souviens encore lors d’un retour d’un voyage en famille au Kef, on s’arrêta à Bahra à quelques encablures de la capitale après avoir senti un petit creux, chez un méchoui qui nous proposa, dépité de n’avoir plus de salade pour accompagner notre grillade, une chakchouka concoctée par son épouse avec des légumes de son jardin. Je n’ai jamais mangé de chakchouka plus délicieuse.
Youssef B.Messaoud