Je n’ai jamais compris pourquoi on le surnommait Tarzan. Il était plutôt chétif et jamais accompagné d’animaux. Et en plus, Le Kef n’est pas une ville particulièrement boisée.
Tarzan était la mascotte de la ville. Son petit mythe. Ce n’était pas le fou du village. Il n’était pas devin, il ne faisait pas pleuvoir et ne lançait pas de sorts. Le Tarzan du Kef était fidèle à l’âme de sa ville :il chantait. C’était l’époque des films égyptiens qui racontaient, sur des airs de romances, des histoires d’amour impossible. Abdelhalim était alors la grande vedette. Son personnage, un mélange de réalité et de fiction, était souvent peint comme un garçon pauvre, sans famille, mais romantique et toujours amoureux transi. Tarzan ne pouvait pas trouver meilleur personnage pour s’identifier.
On était de jeunes élèves venus par centaines des villages environnants et groupés dans un vaste internat. La ruée vers l’école de la Tunisie fraichement indépendante se faisait avec les moyens du bord, et l’on devait se déplacer entre les bâtiments annexes du lycée dispersés dans la ville, en de longues files indiennes. C’est au cours de ces pérégrinations que l’on rencontrait Tarzan qui, selon les caprices de la saison, était blotti dans un coin et chaudement couvert par temps de froid, ou debout, par beau temps, habillé de façon décalée comme un héros d’opérette. Il se mettait, aussitôt qu’il s’aperçut de notre passage, à chanter des chansons de Abdelhalim de sa voix rauque et dissonante en s’accompagnant de gestes amples et saccadés comme pour occuper une scène de théâtre invisible. Dans les rangs les garçons l’interpelaient sur un air moqueur, les filles riaient non sans lancer des regards intéressés à ce troubadour romantique.
Il y avait quelque noblesse chez ce Tarzan et du goût. Il y avait aussi une inquiétude triste qui transparaissait dans ses petits yeux d’enfant perdu et sur ses lèvres gourmandes. Il était sans cesse à la recherche de sa Jane perdue. Et comme il ne pouvait la retrouver il était prêt à la reconnaitre sur le visage de chaque fille de la ville. Il voulait qu’on le voit, qu’on l’admire, qu’on le trouve beau, qu’on l’aime. C’est peut-être pour cette raison qu’il était accroché à son désir de faire, coûte que coûte, sa tournée « triomphale » autour du terrain du football avant le début de chaque match que devait livrer l’Olympique. Tarzan y chargeait ses batteries de huées, d’applaudissements et de sifflets, jusqu’au match prochain.
Tarzan n’est plus depuis deux jours. Il est monté sur l’arbre qui mène au ciel. Au Kef on pleure ce pauvre hère dont le départ signe la fin d’une époque formidable où même les idiots du village étaient artistes et généreux.