Née en 1934, la même année de l’avènement du Néo-Destour, le parti de Bourguiba et cheville ouvrière de l’Indépendance politique, La Rachidia (Institut la Rachidia de musique tunisienne, dans sa version longue) répond alors à une double nécessité, apporter un argument sentimental à la légitimité du mouvement national, et fournir une arme intellectuelle supplémentaire aux combattants pour le recouvrement de la liberté et de l’identité.
L’Indépendance acquise, la Rachidia dont la dénomination se veut un hommage à Rachid Bey, souverain husseinite qui aurait abandonné son trône pour l’amour de la musique, La Rachidia devient l’école de référence et le passage obligé pour quiconque veut devenir chanteur. Le Malouf, musique traditionnelle citadine tunisienne englobant dans une synthèse spécifique, l’héritage andalou mais aussi les apports ottomans et orientaux, est érigé en modèle quasi-unique de la musique tunisienne. Elle est diffusée par la radio et enseignée dans les collèges et lycées du pays. Une identité musicale commence alors à se forger grâce à cet engouement pour le Malouf dont La Rachidia est à la fois le symbole et l’autorité. Les pays voisins ne vont pas tarder à s’intéresser à l’expérience de cette institution dont le prestige ne cesse de grandir grâce à la sollicitation du pouvoir politique, et à s’en inspirer. Et il n’y a qu’à rappeler, pour s’en convaincre, que le célèbre chanteur libyen Hassan Laribi a fait ses armes à La Rachidia.
COMME PEAU DE CHAGRIN
Avec l’apparition de la télévision ouvrant sur les puissantes influences du Machrek arabe cependant , et le début du recul de l’enseignement artistique et particulièrement musical dans les les écoles, l’intérêt pour le Malouf décline en même temps que le nombre de ses adeptes. La Rachida tente de résister jusqu’à la seconde moitié des années 90 grâce à quelques âmes dévouées à la cause de la sauvegarde de l’héritage andalou en maintenant la cadence d’un concert mensuel au Théâtre municipal. Mais c’est sans compter avec la volonté politique de favoriser l’émergence de « la musique confrérique » dans le but avoué de limiter l’impact de l’Islam politique sur les jeunes, ce qui a pour effet de marginaliser La Rachidia qui, en l’absence d’une vraie politique culturelle, se trouve réduite un à rôle musée vivant où se conservent les reliques d’une tradition musicale millénaire en passe de tomber dans loubli.
Sur le papier pourtant et sur internet, La Rachidia existe toujours, avec une remarquable adresse dans la Médina de Tunis et un comité directeur qui a pignon sur rue, et surtout avec un programme qui ferait mourir de jalousie les meilleurs ensembles orchestraux du monde.
Dans les faits, pas grand-chose. Une participation une ou deux fois à telle ou telle occasion, des annonces dans les médias de projets fracassants du genre « digitalisation du patrimoine », ou « formation des jeunes »…mais rien de concret.
En fait, d’une institution d’envergure nationale, gardienne des particularités musicales et, partant du goût public national , La Rachidia est devenue une troupe locale dont l’impact sur la réalité artistique est nul. La faute revient évidemment au statut juridique qui régit cette institution qui compte parmi les plus anciennes- si ce n’est la plus ancienne-du monde arabe. Soumise à la loi des associations, La Rachidia subit les aléas du changement des équipes dirigeantes qu’amènent des élections le plus souvent manquant de transparence ou carrément entachées d’irrégularités. Ainsi va de l’actuelle équipe, qui, travaillant en vase clos en pratiquant comme celle qui l’a précédée la rétention des cartes d’adhésion afin de garantir sa reconduction lors de la prochaine assemblée élective. La Rachidia est devenue à cause de cette pratique clientéliste un petit club fermé, cependant que ses apport et influence continuent de se réduire comme peau de chagrin.
UN RÔLE IRREMPLAÇABLE
Et pourtant, Dieu sait combien nous avons aujourd’hui besoin de La Rachidia pour réconcilier les Tunisiens avec leur patrimoine musical et chansonnier, et pour les sortir de la pollution sonore qui les assaille et pervertit leur goût. C’est une œuvre de salut public que pourrait réaliser cette institution en s’attelant sans attendre à l’enseignement, à la transmission et à la diffusion des belles œuvres musicales qui ont contribué à modeler la personnalité tunisienne et donné aux Tunisiens tant d’occasions de vibrer ensemble.
Mais pour que La Rachidia puisse de nouveau jouer ce rôle vital dans la lutte contre la pauvreté artistique et l’invasion rampante du mauvais goût, il faut lui donner les moyens nécessaires qui feront d’elle la grande institution artistique qu’elle se doit d’être. Cela passera par le changement de son statut qui doit passer d’une association à un établissement relevant du Ministère des Affaires culturelles à l’instar de l’Orchestre symphonique.
Ainsi peut-être pourrions-nous voir de nouveau notre Rachidia nationale.
Un parfum de musique d’autrefois
En souvenir des grands maîtres du Malouf qui nous ont laissé cet inestimable patrimoine que nous nous efforçons d’oublier, nous vous proposons d’écouter la célèbre « Naourt Ettbou »,traduction approximative: la roue aux modes.
Il s’agit d’une suite comprenant les moments forts et distinctifs des modes musicaux spécifiques extraits des 13 noubas que compte le patrimoine noubatique tunisien. Une sorte d’anthologie modale dont l’auteur est inconnu. Elle est ici exécutée par la troupe de la Radio- télévision tunisienne, aujourd’hui inexistante, et dont les principaux éléments constituent aussi l’Ensemble de La Rachidia.
À déguster sans modération
Par Larbi Mansour