Propos recueillis par : Sayda BEN ZINEB
Professeur des Universités en philologie romane et italienne à l’université de la Manouba, Alfonso Campisi est écrivain et spécialiste de l’émigration sicilienne en Tunisie et au Maghreb, président de la Chaire Sicile pour le dialogue des Cultures et Civilisations, et président de l’AISLLI-UNESCO pour le continent africain. Il est également auteur de dix ouvrages et de plus de 150 articles scientifiques à l’international. A. Campisi prendra part prochainement à un événement de taille « Matabbia » qui se déroulera dans différents espaces de la capitale avec la participation d’artistes, architectes et intellectuels des deux rives de la Méditerranée. Entretien.
*A une période où la situation dans le monde est des plus embrouillées, complexes, voire incertaines, (le problème des migrants subsahariens et autres vers l’Italie), Tunis va accueillir du 29 septembre au 1er octobre prochain la 2ème édition de « Matabbia », événement culturel multidisciplinaire qui réunira des experts et artistes autour des Siciliens de Tunisie, (vous en êtes spécialiste), avec comme thèmes principaux : la presse, l’architecture et l’art… Pourriez-vous nous nous éclairer davantage à ce sujet ?
Alfonso Campisi : Matabbia, en tunisien « Madhabiya », j’aimerais bien, est l’une des innombrables paroles utilisées par la vieille communauté sicilienne de Tunisie qui s’est toujours exprimée dans une langue propre à elle : le siculo-tunisien, une langue riche de termes siciliens, tunisiens, français et aussi maltais. Bien évidemment la communauté sicilienne dont je fais partie, s’exprime aussi en tunisien, français, italien et sicilien. Elle est arrivée en Tunisie, tout comme ma famille, au milieu du XIX siècle.
En septembre 2022, l’association « Banca Marsalese della Memoria » de Marsala en Sicile, a organisé la première rencontre internationale sur les Siciliens de Tunisie sous le nom « Matabbia Siciliani di Tunisia », trois journées très riches à l’enseigne du dialogue interculturel et d’échange entre la Sicile et la Tunisie. Vu le succès de la manifestation, cette année il a été décidé d’organiser la deuxième édition de ce même événement, mais cette fois-ci à Tunis et de recevoir nos hôtes siciliens ici dans notre beau pays. C’est une occasion de rencontrer les Tunisiens et les Siciliens originaires de Tunisie, qui vivent en Tunisie bien évidemment mais aussi en France, en Italie, au Canada et aux USA…L’Institut culturel italien, l’ambassade d’Italie et l’association Dante Alighieri sont parmi les organisateurs.
Trois journées de colloques, conférences, projections de films, musique… afin de renouer, renforcer, ces rapports entre la Sicile et la Tunisie, deux régions du monde fortement liées l’une à l’autre depuis des millénaires. Les thématiques abordées seront variées, on parlera d’art, d’architecture, de journaux tunisiens en langue sicilienne, du siculo-tunisien, de notre histoire commune. La professeure Iride Valenti, spécialiste du siculo-tunisien, prendra aussi part à cette rencontre, à côté d’autres spécialistes et chercheurs.
* Pourquoi avoir choisi d’appeler ces Rencontres internationales sous intitulé : « Matabbia » ?
–Cette expression est née lors d’une rencontre entre Rita Strazzera, sicilienne de Tunisie, et Francesco Tranchida, sicilien de Marsala et président de l’association « Banca Marsalese della Memoria ». Dans la discussion entre ces deux amis, Rita Strazzera dira : « Matabbia, si on pouvait organiser un jour une manifestation à Marsala sur les Siciliens de Tunisie », et voilà comment le terme, riche de toute sa signification a été choisi pour ces rencontres internationales. Un terme qui démontre aussi l’influence linguistique et culturelle entre les Siciliens et les Tunisiens, qui vivaient dans les mêmes quartiers et partageaient un quotidien commun.
*Vous allez animer à cette occasion, une table ronde dédiée aux histoires personnelles et familiales des Siciliens de Tunisie et des Tunisiens nés en Sicile. Comment êtes vous arrivé à réunir toutes les bases de données ?
–Je travaille depuis 25 ans sur l’histoire de la Communauté sicilienne de Tunisie, avant on ne parlait jamais de Siciliens, mais que d’Italiens, faute gravissime de la part des historiens et des chercheurs, qui ont occulté cette présence sicilienne en/de Tunisie. Entre 1880 et 1960, les Siciliens représentaient 90% et plus de toute la communauté italienne, donc comment on a pu se taire sur cette réalité ? Donner la parole à ce peuple, moins instruit, moins riche, moins puissant économiquement, qu’on identifiait comme le « peuple muet » ou les « morts nés », était pour moi un devoir ! Aujourd’hui, on organise des rencontres internationales, on publie des ouvrages, on tourne des films… ayant comme titre « Les Siciliens de Tunisie ». Je peux dire que j’en suis fier !
Ma table ronde « Paroles d’une histoire mineure », mettra ensemble des Siciliens de Tunisie et des Tunisiens de Sicile, deux expériences différentes mais tellement proches qui se confronteront les unes les autres. Prendront part à cette table ronde, Rita Strazzera, Rita Mangogna Bannino, Rim Temimi, Mouna Ouas, Mohamed Menzli et moi-même.
*L’objectif de cette grande manifestation qui aura lieu dans divers espaces de la capitale consiste à mettre en valeur un fait historique relatif à l’énorme vague migratoire des Italiens (en particulier des Siciliens) vers la Tunisie, survenue entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Pour redonner un nouvel élan aux relations des deux rives de la méditerranée (thème de prédilection des auteurs italiens), faut-il passer selon vous par l’histoire ?
–Malheureusement, comme vous venez de dire, ce monde est en train de traverser de fortes zones de turbulence si je peux ainsi m’exprimer. Notre Méditerranée, a été transformée par les politiques de tout bord, dans un grand cimetière. La faute revient aux Gouvernements, certainement pas aux peuples, qui n’aspirent qu’à la paix, au dialogue et au partage. Que nous vivons des guerres de religions, c’est faux, archi faux ! Nous vivons des guerres économiques qui se jouent désormais dans des pays tiers, sous prétexte du non-respect des droits de l’Homme etc. C’est une vraie honte et c’est criminel ! La Tunisie, tout comme la Sicile, a une place très importante dans la Méditerranée, elles sont le centre même de cet espace. Je suis très content enfin, qu’onze ans après cette « révolution », la Tunisie, commence à imposer à ses interlocuteurs, un traitement d’égal à égal et apprend à battre ses poings sur la table. Je travaille depuis 25 ans pour le renforcement du dialogue entre la Tunisie et l’Europe, mais qu’il soit un dialogue d’égal à égal, sinon ce n’est plus un dialogue ! La manifestation de Matabbia, a aussi ce rôle, celui de solliciter les gouvernants européens à instaurer un vrai dialogue entre les deux rives.
*Nous avons remarqué parmi les nombreux participants à la rencontre de « Matabbia », Silvano Monteleone, l’ami et l’artiste peintre sicilien de Tunisie dont nous apprécions beaucoup le travail. Est-ce un hommage qu’on lui rend vu son riche parcours et sa notoriété ?
–Le volet artistique, ne pouvait pas être négligé et Silvano Monteleone non plus, étant que Silvano représente l’un des peintres Siciliens de Tunisie qui a su donner lustre à l’art tunisien tout court. Mais à côté de Silvano, on retrouve aussi Gérald Di Giovanni, grand artiste sicilien de Tunisie, de nationalité française qui a décidé de faire retour en Tunisie, pays de ses ancêtres et aussi Girolamo Palmizi, sicilien de Marsala qui a offert 4 grandes œuvres à la Tunisie en hommage à l’amitié siculo-tunisienne. Trois de ses sculptures, se trouvent à Nabeul, à la faculté des Lettres de la Manouba et au quartier de la petite Sicile de la Goulette.
Vive l’amitié siculo-italo-tunisienne !