« Où croyez-vous être ? Ici, c’est la Turquie, la glorieuse Turquie, pas l’État tribal que vous croyez ». Sur scène, derrière son podium, Recep Tayyip Erdogan harangue ses fidèles et leur annonce qu’il a « ordonné » que dix ambassadeurs, dont sept de l’Otan, soient déclarés « persona non grata » pour avoir commis un acte impardonnable : demander la libération d’Osman Kavala, détenu depuis octobre 2017. Milliardaire rouge et mécène, ce dernier est accusé tout simplement de ne pas aimer son président… La justice l’avait acquitté en 2020, Erdogan l’a fait réarrêter quelques heures après sa libération.
En 2003, Erdogan rimait avec modernité, démocratie, progrès. Il était rassembleur, proche des Kurdes et souriait à l’Europe. Dix ans plus tard, victime de l’ivresse du pouvoir et déçu par l’Union européenne qui, malgré les mots, ne veut pas de son pays, il se construit son propre système, son régime totalement arbitraire, nationaliste et islamiste. Il a mis le pays à son service et peu importe les compétences, seule la fidélité compte. Les organisations de la jeunesse Tügva, pour les garçons, et Turgev pour les filles fournissent les cadres plus que les grandes écoles. Mais là aussi, il est en échec : contestataire, les jeunes qui ne se soumettent pas, savent que le président n’a rien à leur offrir, et, comble pour Erdogan qui en 2012 promettait une « génération pieuse », ils se détournent de l’islam. 76% des jeunes souhaitent quitter le pays.
Même échec au plan économique : inflation et chômage sont le quotidien des Turcs dont la monnaie a perdu 59% de sa valeur depuis 2018 en raison de la politique imposée par un président qui pense tout savoir… Sa cote est à la baisse tout comme celle de son parti AKP qui ne dépasse plus les 30%. A la présidentielle de 2023, il est donné largement battu par les maires d’Ankara, Mansur Yavas, ou d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. De sa prison, Osman Kavala constate et confie à l’AFP : « la situation économique empire jour après jour. Les classes moyennes et populaires sont confrontées à de graves difficultés. Tout ceci érode le soutien populaire au gouvernement ». Alors, Erdogan pratique la fuite en avant par des manœuvres populistes et nationalistes. Il ne peut compter que sur les plus conservateurs, ce qui nuit beaucoup aux droits des femmes… En s’en prenant aux ambassadeurs, il pense montrer sa force et rameuter ses fidèles en montrant que nul ne peut être au-dessus de la volonté turque. Il attaque tous azimuts, se présente en défenseur des musulmans pour qui « l’Europe devient une prison », des Africains qu’il n’a pas colonisés…
En gesticulant, en montant à chaque créneau, le Turc évacue aussi sa peur qu’il traîne finalement depuis 2013 et le mouvement Gesi, une manifestation au départ de riverains et d’écologistes qui protestaient contre la destruction du parc Taksim Gesi d’Istanbul et qui a gagné le pays. Erdogan accusait Kavala d’avoir tout organisé… Cette peur l’a poussé aux arrestations massives, aux purges qui ont suivi la tentative de coup d’Etat de juillet 2016.
Erdogan a un atout dont il joue sans arrêt : la position géostratégique de son pays. Il peut ridiculiser l’Otan en achetant des armes russes, il peut insulter le président français, faire chanter l’Europe avec les migrants… Il sait que nul n’envisagera d’aller plus loin que des réprimandes verbales : il faut garder la Turquie dans le camp occidental. En tolérant ses incartades, en espérant la chute électorale. 2023…