En actionnant le soir du 25 juillet l’Article 80 de la Constitution, s’arrogeant les pleins pouvoirs et gelant l’Assemblée des représentant du peuple, le Président Saied a mis fin à une situation de crise qui menaçait le pays d’un « péril imminent ». C’est du moins ce qui devait justifier le coup de force présidentiel que certains n’hésitent pas encore à qualifier de coup d’Etat.
Depuis, nous avons compris que le « péril imminent » contre lequel Le Président a agi n’était ni militaire, ni sécuritaire, ni ne venait d’un quelconque pays étranger, mais qu’il était intérieur et d’ordre essentiellement social, se manifestant sous les noms de corruption, de contrebande, de spéculation…
Et c’est sûr de sa popularité et assuré de l’appui de l’opinion publique, que Saied est entré en guerre ouverte contre ces trafics de tous genres qui ont prospéré sur le dos de l’incurie des autorités publiques et leur laisser-aller, rendant la vie du citoyen impossible. Le Président ne rate aucune occasion pour dévoiler au grand jour les pratiques mafieuses, jurant de poursuivre les coupables « sur terre, sous terre, sur mer et dans le ciel ».
Saupoudrage, dénoncent certains. Populisme, renchérissent d’autres. Car, expliquent les uns et les autres, si le Président voulait mettre fin à ces fléaux dont tout le monde connaît l’existence, et dont ceux rendus responsables ont pignon sur rue, il n’aurait qu’à réhabiliter les structures de l’Etat chargées de l’application de la loi. Toujours est-il que les interventions présidentielles continuent de rencontrer un accueil favorable qui ne s’est pas démenti depuis le 25 juillet, démontrant ainsi le niveau du ressentiment populaire à l’égard du système mis en place depuis dix ans.
Cependant, quarante jours presque après la prise des décisions exceptionnelles, la question est : jusqu’à quand ? Et c’est une question d’autant plus pressante que le Chef de l’Etat montre peu d’empressement à dévoiler sa feuille de route, si tant qu’il en ait une.
UNE CRISE EN CACHE UNE AUTRE
En fait, en voulant mettre fin à l’état de crise sociale qui sévissait avant le 25 juillet, Kais Saied en a créé une autre, voire plusieurs autres.
Une crise institutionnelle, d’abord. En paralysant le fonctionnement du Parlement, le Chef d’Etat remet en cause l’équilibre des pouvoirs en mettant en situation de confrontation deux légitimités. La légitimité populaire, celle du Président, contre une autre légitimité populaire, celle de l’Assemblée des représentants du peuple. Et derrière cela, se profile une autre confrontation, celle du gouvernement, légitimé par l’Assemblée, contre la même légitimité populaire du Président. Et l’on a vu comme immédiate conséquence, comment la fonction ministérielle, qui jouit d’une valeur renforcée dans un régime quasi-parlementaire comme le nôtre, a été déconsidérée et les ministres décriés.
Une crise politique, ensuite tout aussi grave, qui réside dans le changement, même si exceptionnel et provisoire, de la nature et du fonctionnement du système de gouvernement issu de la Constitution de 2014 et qui, consacrant trois années de travail de la Constituante, a abouti à une distribution des prérogatives et des rôles des différents pouvoirs de façon à ce l’opposition soit dirigée contre le gouvernement et non contre la présidence afin de préserver le régime et assurer la stabilité des institutions, et partant du pays.
En dissolvant le gouvernement et en gelant l’Assemblée, tout en s’abstenant jusque-là d’annoncer son programme, Le Président Saied remet en cause le processus démocratique basé sur les partis politiques qui se retrouvent aujourd’hui totalement marginalisés et sans droit au chapitre dans ce qui se présente comme « un moment historique », selon l’expression même du Président.
UNE INQUIÉTANTE ABSENCE DE DÉBAT
Plébiscité depuis ses décisions du 25 juillet et jouissant d’un appui auprès de l’opinion publique, le Président Saied paraît être devenu prisonnier de cette popularité. Il doit l’entretenir sans cesse par la détection d’exemples de pratiques de corruption et leur mise en scène à travers le site de la Présidence relié par les médias et les réseaux sociaux, le tout assorti d’une rhétorique toujours plus menaçante.
Il ne fait de doute que ces actions découlent d’une véritable volonté d’assainir une situation par trop pourrie par les pratiques mafieuses. Le Président aura déjà eu le mérite de soulever le lièvre de la corruption et d’en faire mesurer l’étendue et la gravité. Il aura également secoué le cocotier politique en poussant les partis à se remettre en cause et l’élite à repenser sa place et son rôle. De ce point de vue, le 25 juillet aura été effectivement un moment historique.
Le problème cependant est l’absence de tout débat permettant l’élaboration d’une vision collective future. On croyait pourtant que la Tunisie avait changé et que le temps des hommes providentiels étaient révolus.
En attendant Kais Saied est seul sur scène, ce qui le rend unique responsable devant le peuple qui lui témoigne son soutien. C’est un grand avantage. C’est aussi un grand risque car les attentes sont énormes, les moyens limités et les influences extérieures réelles.
Alors maintenant que faire ?
Changer le régime mixte actuel en régime présidentiel par référendum puis transformer la majorité référendaire en majorité parlementaire comme fit De Gaulle en 1962 ?
Ou remettre en place les institutions suspendues après leur remise en ordre ?
Y aurait-il une autre option ?
Une chose est sûre : Le Président Saied ne peut pas continuer à gouverner seul en entretenant un état de crise permanente.