
Par Abdelhamid Zoghlami
L’ Agora et l’Orchestra:la tragédie greque et ses questions politiques ».
Ainsi s’intitule le dernier livre de Abdelhalim Messaoudi, critique de théâtre, dramaturge et enseignant à l’Institut supérieur d’art dramatique.
C’est peu dire que ce livre vient à point nommé combler un trou béant dans la culture et le savoir de l’art du théâtre, livré depuis des décennies, peut-être même depuis ses premiers pas dans nos contrées, à lui-même, à ses insuffisances, à ses ignorances. Et qui, aujourd’hui, plus qu’à aucun moment auparavant, paraît perdu entre mille voies, sans visage, sans langage, sans arme et sans bagage, et peut-être aussi déjà sans public.
Le livre de Messaoudi se veut à la fois un cri d’alarme à l’intention de toute la communauté théâtrale du pays, et un rappel à l’ordre de tous les praticiens, enseignants et autres responsables ayant entre les mains le sort de cet art. Son livre peut se résumer simplement à ce mot d’ordre:revenons à l’origine, à la source, à la matrice: la tragédie grecque! Rebronchons nos cerveaux avec Eschyle, Sophocle, Euripide, les pères fondateurs de ce moment essentiel du théâtre qui n’eût duré que quelques 70 ans, peut-être 80, entre le 6ème et le 5ème siècle Av-JC. Une quarantaine seulement des tragédies que ces poètes créèrent parviendront à l’humanité. En fait, ils fondèrent le théâtre, tout simplement.
Un remarquable travail que celui mené Messaoudi dans ce livre. Il y combine avec une délicieuse intelligence l’érudition du théârologue, la précision du chercheur universitaire et l’enthousiasme généreux du militant créateur. Resultat: le livre se lit comme une bonne enquête policière à la Simenon, en avançant prudemment mais sûrement, à travers exposition des faits, proposition des pistes, invitation à la réflexion, le tout dans une langue limpide et dynamique. A la fin, on s’en trouve saisi par une double et contradictoire sensation d’une inquiète frustration et d’une belle promesse.
Inquiétude:comment donc a-t-on fait pour prétendre construire une expérience de théâtre nationale sans connaître d’abord la tragédie greque antique? A bien lire le livre de Messaoudi, et sauf à se trouver réduit à s’adonner à un épuisant et futile exercice sisyphéen, la mission serait impossible. Car cela reviendrait à construire sans bases.
Mais dans le même temps le livre porte l’espoir d’ouvrir de nouveaux champs d’investigation, de réflexion et d’appropriation. Oui, la tragédie grecque ne serait pas étrangère à la mémoire culturelle arabe, témoignage des grecs eux-mêmes à l’appui, qui concédaient volontiers au dieu Dionysos en l’honneur duquel étaient créées et célébrées ces tragédies, des origines bien orientales.
L’auteur s’inscrit en faux, en filigrane tout au long de son livre, contre la thèse communément répandue que la culture arabo-musulmane aurait empêché le développement d’une tragédie similaire avec ses satyres et ses mondes sauvage et cruels. Le croire serait oublier les œuvres capitales de Mille et une nuits, de Sayf Ibn Dhi Yazan, de Abu Ala Al Maari et ses célèbres Épîtres, et tant d’autres encore qui attestent de cette similitude avec la tragédie grecque dans ce qu’elle implique comme rébellion contre l’ordre établi au nom de cette rationalité suprême, religieuse ou profane et s’arroge le droit de gouverner le monde. C’est d’ailleurs l’idée principale autour de laquelle est conçu le livre et dans laquelle il puise son intérêt actuel, savoir que la cité(Polis) est perçu à travers la représentation de la tragédie comme une architecture née d’un subtil équilibre entre les espaces de l’Orchestra où chantent et dansent les poètes, et l’Agora, cet espace publique où interviennent le politique, le citoyen et le religieux.
Déjà, Platon, insistait sur la nécessaire coexistence entre le poète(au sens absolu de créateur) vivant à la frontière de la Cité (l’Orchestra), et le politique législateur vivant dans la Cité (l’Agora). L’un ne pouvant se passer de l’autre. Laisser l’Agora avaler l’Orchestre, prévient Abdelhalim Messaoudi, c’est mettre toute la vie de la Cité en péril d’étouffement, de décadence et de périclitation. La liberté est donc la seule loi possible devant régir chaque espace et entre les deux espaces.
Instructif, divertissant, engageant- car engagé, l’essai de Messaoudi vaut aussi par son apport lexicographique qui enrichit le vocabulaire théâtral arabe en renouant le lien direct avec la langue de l’origine. Et ce n’est pas peu de chose pour un retour aux sources sans intermédiaires et sans filtres.
« L’Agora et l’Orchestre »
La tragédie greque et ses questions politiques.
Auteur: Abdelhalim Messaoudi
Préface de Oum Ezzine Ben Chikha Msikni
Edition: Dar al Janoub.

