Plus de 215 morts, environ 7 000 blessés et quelque 300 000 sans abri: c’était il y a un an, le 4 août 2021. Des tonnes de nitrate d’ammonium explosaient, détruisant une partie du port de Beyrouth et les quartiers voisins, augmentant une crise économique et sociale déjà préoccupante. Un an est passé et la situation n’a fait que s’aggraver de la faute d’une classe politique qui ne veut rien céder, soucieuse de conserver ses privilèges et prébendes. Deux jours après la catastrophe, le président français Emmanuel Macron réclamait, applaudi dans les rues de Beyrouth, « de profonds changements » et, à l’unisson avec l’ONU, le FMI, la Banque mondiale, l’Union européenne et les pays occidentaux, promettaient une aide conséquente en échange de réformes. Des appels restés vains malgré quelques sanctions françaises, américaines et des menaces européennes. « Obstruction organisée », « autodestruction cynique » regrettait le mois dernier le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian.
Demain, face au silence et aux obstacles mis par les autorités, les familles des victimes seront dans la rue pour crier leur immense colère. Lundi, elles leur ont donné un délai de 30 heures pour obtenir la levée de l’immunité de responsables suspectés dans le drame. Les manifestations risquent de ne pas être pacifiques. Un danger réel.
Certaines sources indiquent que l’enquête avance, mais, pour l’instant, les questions posées depuis un an, restent sans réponse. Comment le nitrate d’ammonium est arrivé au port, pourquoi y est-il resté, à qui était-il destiné, qui a provoqué l’explosion, ou quoi, qui savait? Lundi, Amnesty International a accusé les autorités libanaises de faire barrage sans scrupule à l’enquête , elles » ont passé l’année écoulée à entraver de façon éhontée la quête de vérité et de justice des victimes». Au lendemain de l’explosion, le président Michel Aoun avait refusé toute enquête internationale. Demain l’ONG Human Rights Watch présente sa contre-enquête, une centaine de pages écrites à partir de faits et d’interviews récoltés. Elle parle des intimidations, des morts suspectes de trois lanceurs d’alerte en 2014, des témoignages d’experts pour qui seules environ 550 tonnes de nitrate auraient explosé car mélangées à d’autres substances. Alors, un sabotage planifié? Et où sont passées les 2200 autres tonnes? Parties en Syrie pour remplir les barils explosifs lancés par l’armée de Bachar al-Assad? Et l’on évoque forcément une complicité du Hezbollah et une piste israélienne dans le possible sabotage. Et l’on ne sait toujours pas comment et pourquoi le bateau, le Rhosus, a accosté au port en novembre 2013 ni à qui la cargaison était destinée. Personne n’a réclamé ce nitrate…
Cette enquête bloquée, l’absence d’acte d’accusation empêche toute indemnisation des victimes par les compagnies d’assurance et l’Etat défaillant et obstacle n’a pas les moyens de reconstruire, d’aider. Les ONG, les expatriés font de leur mieux pour que le pays ne sombre pas dans un chaos total.
Une conférence pour 350 millions
On n’en finirait pas de lister les malheurs de ces 55% de Libanais qui vivent maintenant sous le seuil de pauvreté et connaissent de nombreuses pénuries. L’électricité, c’est deux heures par jour et l’essence pour les générateurs vient d’augmenter de 30%; Environ 1000 médecins,soit 20% des effectifs ont quitté le pays, nombre de professeurs aussi; la livre libanaise a perdu pas loin de 95% de sa valeur, les salaires de beaucoup d’agents publics ne représentent pas plus de 165 dinars par mois, mais les prix s’envolent de plus de 400%; ceux qui ont de l’argent en banque ne peuvent pas le retirer, ou de petites sommes, car elles sont en défaut de paiement; « l’élite » payée en dollars s’en sort bien… Et « le peuple » criait sa colère: « le Liban n’est pas un État en faillite, c’est un État dépouillé de son argent » qui est placé dans les banques étrangères.
Demain, organisée par la France et les Nations Unies, la conférence internationale sur le Liban aura pour objectif de réunir une aide d’urgence d’au moins 350 millions de dollars pour la population libanaise. « Alors que la situation s’est dégradée (..) les Nations Unies évaluent à plus de 350 millions de dollars ( 357 millions exactement) les nouveaux besoins auxquels il faudra répondre dans les domaines notamment alimentaire, de l’éducation, de la santé, de l’assainissement de l’eau » a indiqué la présidence française. Il y a un an, une première conférence avait levé 280 millions d’euros.
Cette conférence sera l’occasion de lancer un nouvel appel à la classe politique pour qu’un gouvernement soit formé et que des réformes soient lancées. Les participants vont « réaffirmer la nécessité de constituer un gouvernement rapidement capable de mettre en œuvre les réformes structurelles attendues par la population libanaise et la communauté internationale et qui permettra d’apporter un soutien qui va au-delà de l’urgence », a déclaré l’Élysée.
Pas d’accord Aoun-Mikati
Totalement sourde et seulement préoccupée d’elle-même, cette riche classe politique sortira-t-elle de sa coupable torpeur? Lundi, le Premier ministre désigné, le milliardaire Najib Mikati, qui espérait former un gouvernement avant ce premier anniversaire, a quitté Baabda assez dépité. Il y reviendra jeudi et a prévenu que, pour lui, « le calendrier n’est pas ouvert ». Comme avec Saad Hariri, la nomination des ministres se réduit à un marchandage, à la préservation ou à l’acquisition de postes. L’homme le plus riche du pays avec 2,7 milliards selon Forbes -le deuxième est son frère- voulait conserver la même répartition confessionnelle des portefeuilles alors que le président exigeait une rotation qui lui aurait permis de caser des « amis » à l’Intérieur et à la Justice. Une précaution dans l’optique des élections législatives de mai prochain et aussi de « changements » qui pourraient conduire quelques-uns de cette classe politique devant les tribunaux. Le président qui aimerait que son gendre, Gebran Bassil, lui succède, sait qu’il est considéré comme un des hommes les plus corrompus. Pour faire bonne figure, ce dernier vient d’appeler le parlement à se réunir demain matin pour lever les immunités des « suspects » que le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur l’explosion, veut entendre. Le 26 juillet, le chef du Courant patriotique libre envisageait que le gouvernement que formerait Nagib Mikati n’obtiendrait pas la confiance… Les vainqueurs des élections de 2018, les chiites du Hezbollah et de Amal, le CPL et leurs alliés entendent rester aujourd’hui les maîtres du jeu et s’opposer à « la tentative de la minorité » de s’emparer du pouvoir…
Dans ce jeu de billard politique à bien plus que trois bandes, il ne faut pas oublier le Hezbollah, État dans l’État, l’Iran qui le soutient, l’Arabie Saoudite qui pousserait les tribus arabes -25% des sunnites, pas de députés-, les druzes de Talal Arslane qui réclament un ministère, le¨patriarche maronite ,Mgr Béchara Raï qui a reçu cet après-midi les émissaires de Nagib Mikati…
Le Liban, la Suisse du Moyen Orient… Le rêve est passé. La famine menace: « Le riz, le sucre, le lait, l’huile. Les gens ne peuvent pas acheter ces choses dont ils ont besoin tous les jours. » Demain sera un jour de colère.