En allant à Sidi Bouzid, berceau de la Révolution, prononcer son discours du 22 septembre par lequel il a annoncé sa prise totale et effective du pouvoir, se substituant à la fois au gouvernement et au parlement, Kais Saied remet le pays en état révolutionnaire. Ou plus exactement en état prérévolutionnaire qui mène à considérer que tout ce qui a été construit après le 14 janvier 2011, devient nul et non avenu. La Constitution, produit de trois années de débats et de consultations, l’Assemblée des représentants du peuple, l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, le projet de la Cour constitutionnelle…, tout ce qui a fondé la Seconde république est caduc, périmé, dépassé.
Désormais, le pouvoir n’a plus qu’une seule réalité, qu’une seule manifestation qu’un seul visage : Kais Saied, le Président de la république.
LE PEUPLE LE VEUT
Tout cela, le Président Saied l’a fait au nom du peuple dont il se veut être aujourd’hui le seul représentant et le porte-voix. Saied ne se rêve pas seulement en révolutionnaire qui peut affirmer comme le Mirabeau de la révolution française qu’il est là [au pouvoir] par la volonté du peuple, mais aussi comme le mystique El Hallaj affirmant que Dieu agit à travers sa personne.
Le peuple ne lui donne pas seulement la légitimité qui le met au-dessus de la légalité (la Constitution) mais lui procure l’inspiration qui lui permet de s’exprimer dans un langage sibyllin, incompréhensible pour le commun des mortels.
En fait, tout ce que Kais Saied fait c’est LE PEUPLE QUI LE VEUT. Soit. Mais qui est donc ce peuple dont se réclame le Président Saied, et qui le détermine ?
Terme relativement récent, apparu pendant la lutte nationale pour l’indépendance, le peuple « ECHAAB », consacré dans l’inoubliable phrase de Farhat Hached dans laquelle il dit son amour pour le peuple (احبك يا شعب) puis par Bourguiba qui n’omettait pas d’apostropher « Echaab Ettounsi » (peuple tunisien ) à l’ouverture de chacun de ses discours, le peuple est une notion vague à la signification qui change selon la circonstance et la situation sociale où l’on se trouve. Ainsi, si l’on est au bas de l’échelle sociale, on fait alors partie du peuple, par opposition aux « gens d’en haut ». Mais un groupe réuni par une cause, un hobby ou l’amour d’un club de foot est aussi un peuple : ne dit-t’on pas le « peuple du Club africain » (شعب الافريقي), en parlant des supporters de cette équipe ?
Le peuple n’est pas une unité fixe et figée dans le temps et l’espace. Le peuple est multiple. Il est dans les partis politiques que le Président refuse de rencontrer. Il est dans le Parlement qu’il a « gelé ». Il est dans l’UGTT dont il a rejeté le projet de dialogue. Il est dans la société civile…Il est partout. Il est donc nulle part.
Alors c’est qui le peuple au nom de la volonté duquel le Président dit agir, et qui le détermine ?
Remarquons d’abord au passage que dans toutes ses interventions et discours le Président s’attache toujours à se démarquer de ce qu’il appelle « eux » (هم) pour désigner à la fois les corrompus qu’il a juré de combattre, les nantis enrichis forcément d’une façon illégale, mais aussi tous ceux qui critiquent ses décisions ou qui ne partagent pas ses idées, et qui, faut-il donc le dire, font évidemment partie du peuple. N’est-ce pas paradoxal qu’un Président de la république censé être au-dessus des clans et des appartenances fasse lui-même une division parmi le peuple ?
DE LA POPULARITÉ AU POPULISME
Il est évident que dans l’acception de Kais Saied le peuple est moins une notion juridique qu’une réalité statistique déterminée par les sondages d’opinion qui le crédite actuellement d’une grande avance sur ses concurrents possibles dans l’hypothèse de la tenue d’élections, et confirmant donc sa popularité. Le peuple dans l’acception du Président Saied n’est pas la population tunisienne, mais une partie. Car il y a une population mais plusieurs peuples. Il est donc clair que pour Kais Saied le peuple est cette majorité qui lui est favorable dans les sondages, qui englobe tous les démunis, opposés aux élites, et d’une manière générale, les déçus des promesses économiques et sociales de la Révolution de 2011, ainsi que de de tous ceux exaspérés par l’inconduite des responsables politiques qui ont eu à gouverner le pays durant les dix ans. Le peuple est ici une réalité non pas politique mais sociologique, et cette réalité, ce sont les sociétés de sondages qui ont pris depuis quelques années la place des débats publics, qui la créent.
Mais le peuple des sondages est autant abstrait qu’éphémère. C’est une denrée périssable comme toutes les inventions des sociétés de consommation.
Le problème encore est qu’en évacuant le débat, les sondages poussent vers la forme la plus risquée de la pratique politique : le populisme. Avec tout ce que cela implique comme divisions, rancœur et violence, voire mépris de la démocratie « qui ne nous a rien rapporté », comme on peut hélas l’entendre aujourd’hui dans les discussions populaires.
Si nous ne doutons point de la volonté réelle et sincère du Président Saied de vouloir combattre la corruption, réformer la loi et rendre la justice plus juste, il nous paraît de plus en plus évident qu’il se referme et refuse tout dialogue. Prisonnier de sa popularité, mais il n’est pas le seul, il est sans cesse incité à aller de l’avant, suscitant les espoirs les plus fous chez le peuple qui le soutient massivement-toujours selon les sondages-et au prix d’une scission de plus en plus nette et profonde d’avec les élites mises à l’écart par un Président de la république qui préfère faire cavalier seul sur des questions aussi fondamentales que le système politique ou l’organisation des pouvoirs, et qui engagent l’avenir de la nation tout entière.
Mais le Président est-il si sûr de disposer des outils et des moyens de répondre aux espoirs et aux attentes de son peuple aussi facilement que de faire une visite non annoncée des dépôts de la douane ? Avec l’état de nos finances publiques et les divisions qui commencent à s’insinuer dans le corps de l’unité nationale, rien n’est moins évident. Déçu, le peuple se détournera alors aussi vite qu’il s’est adonné. Et dure sera la désillusion. Versatile, tel est le peuple.
Méfiez-vous du peuple, monsieur Le Président !