En temps de grave crise comme celui que traverse notre pays, une crise certes économique et sociale, mais aussi politique et culturelle, et à défaut de vouloir ou de pouvoir débattre, réfléchir et essayer de comprendre, on cherche aussitôt un héros et une victime.
Le héros, ou plutôt les candidats-héros, sont nombreux. Cela va de la gauche avec ses composantes les plus diverses, jusqu’à la droite, en passant par le centre dont la majorité des formations politiques se revendiquent mais qui reste insaisissable et aux contours indéfinis.
Parmi les candidats à ce rôle de héros il y a évidemment le camarade Hammma Hammami dont tout le monde connait et reconnait l’histoire militante mais qui peine à se renouveler.
Il y a aussi son ancien compagnon de route, Mongi Rahoui qui cherche à lui voler la légitimité en utilisant son siège de député, le seul détenu par la gauche traditionnelle, pour gagner ses galons de leader de la classe ouvrière.
Il y a Abir Moussi, présidente d’un parti dont on ne voit paraitre jusque-là que sa propre figure tutélaire, Le Parti libre destourien(PLD) qui veut accaparer à lui tout seul la mission de rétablir le régime déchu du RCD de Ben Ali.
Il y a également la famille Abbou, Mohamed et Samia, autour desquels gravite un assemblage d’appartenances différentes où l’on retrouve des nationalistes, des gauchisants et même des populistes.
Il y a enfin les autres figures de proue de la contestation depuis le temps de Bourguiba, parmi lesquelles notamment Mohamed Najib Chebbi et Mohsen Marzouk.
Point n’est besoin d’ajouter qu’il y a déjà un super-héros qui trône au-dessus de tous les autres, caracolant sur les sondages avec des scores qu’on croyait disparus avec les régimes du parti unique. Kais Said, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a-t-il été élu qu’il a déjà les yeux manifestement rivés sur 2024.Il faut que le miracle de 2019 se refasse et pour cela l’actuel locataire de Carthage est prêt à guerroyer contre tous, y compris contre les moulins à vent.
Face à tous ces candidats-héros, une seule victime, et elle est toute désignée : Rached Ghannouchi. On l’accuse de tous les maux, on le tient responsable de tous les échecs, on le charge, on l’incrimine. On veut sa chute, on demande son départ, on appelle à sa fin politique.
Les griefs contre le dirigeant islamiste sont, principalement, qu’il est derrière la crise économique du pays, et qu’il veut changer le projet sociétal des Tunisiens. Deux accusations qui tiennent mal à un examen calme et pondéré. La crise économique n’a pas commencé avec la révolution. Le chômage, l’inégalité sociale et régionale et la corruption étaient une triste réalité sous Ben Ali. C’est cette réalité qui a causé la chute de son régime et sa fuite. C’est pire aujourd’hui ? Sans doute. Mais c’est le prix à payer d’une liberté fraichement acquise et encore mal comprise. Quant à vouloir changer le modèle sociétal tunisien, l’autre grande accusation dirigée contre Ennahdha, c’est peut-être un vœu secret, mais dans la réalité rien ne montre que l’arrivée au pouvoir du parti islamiste ait changé quelque chose de fondamental dans la société tunisienne, et le nombre des femmes voilées paraissent moins important que pendant les dernières années de règne de Ben Ali. Et si tant est que les islamistes chercheraient à changer le modèle sociétal des tunisiens, que ce modèle existait vraiment, ils n’auraient pour le faire que les urnes. La même arme en somme dont disposent leurs adversaires.
En fait Rached Ghannouchi, et conséquemment son parti, paient aujourd’hui plusieurs factures qui leur valent une forte diabolisation. La première est leur longévité exceptionnelle au pouvoir en comparaison aux autres leaders politiques et leurs partis perdus en cours de route ou réduits à jouer un rôle de comparse. Dans une situation transitoire marquée par des changements rapides et continus avec l’impact négatif que l’on sait sur la stabilité du pays et le pouvoir d’achat des citoyens, se développe une colère légitime qui s’exprime par le rejet du système politique et de ceux qui le représentent. La victime expiatoire est évidemment le président du parti Ennahdha, devenu le symbole de ce système qui perdure.
Rached Ghannouchi paye, aussi pour le choix, pourtant légal, de la retransmission en direct débats de l’assemblée dont tous les observateurs politiques soulignent l’effet négatif sur l’opinion publique, excédée par le désolant spectacle de disputes et parfois de violences qu’offre le parlement, imputant par une incompréhensible association, la responsabilité à son président.
Rached Ghannouchi paye ensuite le contre coup de la révolution et la montée d’une nostalgie de l’ère Ben Ali où l’absence de démocratie était compensée par un meilleur pouvoir d’achat, une sécurité plus efficace et un environnement socio-culturel plus diversifié.
Rached Ghannouchi paye enfin les répercussions des échecs du printemps arabe dans les pays de la région dont les pouvoirs en place voient d’un mauvais œil son succès en Tunisie.
L’arrivée de Kais Saied, avec les habits neufs de l’homme intègre, a mis automatiquement le président d’Ennadha dans le rôle du faire-valoir : plus l’un apparait propre, plus l’autre doit renvoyer l’image opposée.
C’est dans ce cadre qu’est intervenue la manifestation d’hier, samedi 27 février. Ennahdha voulait sans doute prouver qu’elle restait la première force politique, et a manifestement réussi en mobilisant un nombre imposant de ses sympathisants. Ce succès populaire se voulait un message à l’adresse de ses adversaires et surtout au Président de la république qui ne cache pas son hostilité à l’égard du président de l’ARP.
Ainsi, fidèle au principe de consensus qu’il a éprouvé et défendu pendant le mandat de feu Président Essebsi, Rached Ghannouchi a lancé encore des messages invitant au dialogue et à la concertation.
En voulant marginaliser Ennahdha, ses adversaires l’ont remis au centre. En voulant affaiblir son chef ils l’ont renforcé. La politique en temps de crise a ses caprices que la logique ignore. Il y a quelques mois encore le parti islamique était en grande difficulté et menacé de divisions. L’adversité semble avoir soudé ce parti dont la manifestation d’hier lui a redonné de nouvelles cartes en vue d’un rééquilibrage en sa faveur sur la scène politique.
Encore une fois, Rached Ghannouchi a prouvé qu’il a la peau dure, et que ses adversaires sont allés trop vite en besogne et ont vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Il est temps pour eux de redéfinir leurs approches autrement qu’en s’opposant de façon systématique et intéressée à Ennahdha.