Rompant un silence qui aura duré plus de deux mois, entrecoupé il est vrai de quelques communiqués publiés par son Mouvement, Rached Ghannouchi Président du Parlement suspendu depuis le 25 juillet dernier, a accordé aujourd’hui au quotidien arabophone Assabah un entretien qui sonne comme un dernier ultimatum à l’intention du Président Kaïs Saied pour qu’il « revienne à la Constitution et reporte son programme politique à la prochaine campagne électorale ».
Dans cet entretien incendiaire, Rached Ghannouchi dément les propos du Président Saied selon lesquels il l’avait consulté à propos des mesures exceptionnelles du 25 juillet, comme l’exige la Constitution, affirmant qu’il l’avait induit en erreur. « Kaïs Saied m’a appelé pour m’informer de son intention de prolonger l’état d’urgence », a-t-il précisé.
Évoquant l’ancien Président du gouvernement Hichem Mechichi, le Président d’Ennahdha a déclaré que lors de leur entretien téléphonique il lui a confirmé qu’il avait été maltraité le 25 juillet et sa dignité bafouée.
Concernant la crise sanitaire qui a prévalu avant le 25 juillet, Rached Ghannouchi évoque un sabotage de la part de la présidence dans le de réaliser ses desseins politiques.
Rappelant que le choix des Chefs du gouvernement est toujours revenu au Chef de l’Etat, Ghannouchi émet des doutes quant au succès de Najla Bouden , relevant qu’elle n’ a aucune expérience politique, syndicale ou médiatique qui l’habilete à assumer une aussi grande responsabilité alors que le pays traverse une grave crise .
Comme le souligne déjà nombreux analystes, par son contenu sobre, son ton relevé et par son timing qui coïncide avec les premiers signes d’essoufflement que donne le mouvement dit correctif du 25 juillet, cet entretien de Rached Ghannouchi marque le début d’un durcissement dans l’opposition à la politique de Kaïs Saied et sans doute aussi un appel à l’organisation de cette opposition.
Nous publions ci-après des extraits de cet entretien.
A la question comment évaluez-vous la situation générale du pays après les mesures exceptionnelles du 25 juillet, Rached Ghannouchi répond que « le 25 juillet est la date du début du coup d’État contre le projet de la Révolution et la naissance du projet du Président Kais Saied. En fait, les deux projets diffèrent dans leurs pratique et signification, car le projet de Saied est basé sur la prise des pouvoirs et leur réunion dans une seule main. Une distorsion de l’article 80, qui reconnaissait la nécessité de la consultation et de la coordination avec le reste des pouvoirs de l’État. L’article était clair en appelant à des consultations avec le Président du Parlement, le Président du gouvernement, et la Cour constitutionnelle en cas de danger imminent, afin de surmonter ce danger grâce à la volonté conjuguée des différents pouvoirs de l’État, et non pour donner une occasion et un prétexte pour que l’un d’eux ait seul touts les pouvoirs comme l’a fait Kaïs Saied. »
A la remarque que le Chef de l’Etat a déclaré plus d’une fois avoir consulté le président du Parlement, Rached Ghannouchi répond: « Avec tout le respect dû à Monsieur le Président de la République, ce que Kais Saied a déclaré à propos de ma consultation concernant le 25 juillet n’était qu’une consultation formelle et fictive, car il s’adressait régulièrement à moi chaque fois qu’il s’agissait de renouveler l’état d’urgence. Quant à ce jour-là, il ne m’a pas dit qu’il s’apprêtait à suspendre le parlement ou à mettre fin aux tâches du gouvernement, ou qu’il placerait sa volonté au-dessus de la volonté du peuple et de la constitution, et il n’a rien proposé. En outre, le chapitre susmentionné ne prévoyait pas le monopole du pouvoir en cas de danger imminent, mais imposait plutôt la concertation de toutes les institutions de l’État, sans les perturber ou les démolir[…], ou d’exploiter les crises pour réaliser des intentions cachées et s’accaparer le pouvoir. »
Lui demandant comment a-t-il reçu la nouvelle des procédures présidentielles, Ghannouchi répond que » l’annonce du coup d’État ce jour-là a été un grand choc, ce qui m’a poussé à l’époque à exprimer ma position et à parler devant les médias en décrivant ce qui s’était passé comme un coup d’État avéré. Dans la soirée, je suis allé au siège du Parlement en compagnie de la première vice-présidente du parlement, Mme Samira Chaouachi. Et quelle n’a pas été notre surprise de trouver un char devant la porte du parlement, comme si nous étions en état de guerre. C’était une image offensante pour la Tunisie et pour nous tous de nous tenir devant un char, et de nous montrer ainsi au monde faisant face à un coup d’État flagrant. »
Retorquant au chef du Mouvement Ennahdha, que la lecture de Saied de la situation générale dans le pays et de l’article 80 qui l’ont décidé à sauver le pays , il repond: » Non, ce n’est pas vrai, la lecture de Saied était une approche différente de cet article car il était censé être appelé à l’utiliser pour faire face au danger imminent, et à unir toutes les autorités de l’État afin de faire face à ce danger imminent au lieu d’exploiter la crise pour monopoliser le pouvoir et supprimer le reste des autorités. Dans ce contexte, les procédures du 25 juillet ont ouvert la porte aux exceptions, puis les procédures du 22 septembre ont confirmé que l’exception qui est devenue la règle , faisant du President la seule personnalité possédant tous les pouvoirs après que sa volonté individuelle est devenue au-dessus de la constitution et au-dessus de toutes les institutions de l’Etat. Cet état de fait a été ensuite confirmé par le Décret 117, par lequel il s’est s’octroyé un pouvoir absolu en dehors de la constitution et que n’a eu ni Ben Ali ni Bourguiba. N’est-il pas étrange que notre pays soit devenu un centre de préoccupation pour les organisations de défense des droits de l’homme qui, dans leurs rapports sur les libertés et la démocratie depuis la révolution, classaient la Tunisie dans les rangs avancés et honorables du monde arabe et africain, mais qui la considèrent désormais comme un modèle de coup d’État et de restriction des libertés publiques et privées[…]La Tunisie en tant qu’icône du Printemps arabe, pour la démocratie et les libertés, est en train de se transformer sous l’effet des décisions du 25 juillet et 22 septembre, en une préoccupation pour les organisations internationales des droits de l’homme qui étaient absentes de la Tunisie au cours de la dernière décennie, et qui y reviennent. Ce qui conduit à un isolement sévère de notre pays au niveau régional et international, dans une situation financière, économique et sociale dangereuse d’autant plus. »
À la question de comment expliquer la sortie des citoyens dans les rues le 25 juillet, s’ils n’avaient pas ressenti que cette prise de décisions exceptionnelles correspondait à la solution de leurs problèmes et attentes, Ghannouchi répond « que les mesures du 25 juillet ou du 22 septembre n’ont pas été la meilleure solution à la crise et aux problèmes du pays. Au contraire, les deux dates évoquées nous ont poussés vers l’inconnu et la tyrannie et sacrifié le capital symbolique le plus important que nous a accordé la Révolution étant un pays démocratique dans un environnement régional marqué par l’autoritarisme et dans lequel la Tunisie est considérée comme une véritable exception. La Tunisie n’est pas une puissance militaire ou financière, contrairement à ce que dit le Président de la République. On comprend le contexte et les raisons pour lesquelles nombre de Tunisiens sont sortis gaiement dans la nuit du 25 juillet. Ce sont des Tunisiennes et des Tunisiens dont j’ai dit comprendre la souffrances à cause de la crise sanitaire sur leur psychisme, le long confinement auquel ils étaient astreints, et surtout une propagande programmée d’avance pour tenir le Parlement et la démocratie responsables de la situation, y compris la situation sanitaire. C’est une propagande minutieusement planifiée et programmée à travers des réseaux sociaux financés et dirigés de l’extérieur[…] Mais les illusions se dissipent rapidement, et la question qui se pose aujourd’hui après que la constitution a été abolie et que tous les pouvoirs ont été réunis entre les mains d’une seule personne de manière inédite:la situation économique s’est-elle améliorée ? La situation du peuple tunisien a-t-elle évolué socialement ? »Répondant à une question relative au dialogue auquel le Président Saied appelle sous une forme nouvelle, Rached Ghannouchi a répondu en rappelant que la « « Tunisie vit une crise tridimensionnelle qui inclut l’enjeu économique, social et politique. Comme on le sait, nous sommes confrontés à une situation financière dangereuse car notre pays est au bord de la faillite. Politiquement, la situation est chancelante et précaire. Même le dialogue, qui était à l’origine notre seul outil pour faire face à nos différences, est devenu une tentative et une opportunité d’attirer les jeunes et de les engager dans un processus politique à vision unique, voire d’en faire le réservoir d’une campagne électorale[…] Je ne pouvais pas comprendre le refus du président de rejeter l’invitation de l’Union générale tunisienne du travail(UGTT) à mener un dialogue national et ensuite présenter une feuille de route pour sortir de la crise et conjurer le danger dans lequel nous vivons. La réponse du président est venue moqueuse et sarcastique: celui qui veut chercher une carte routière devrait avoir des livres d’histoire et de géographie. À mon avis, cette affaire est inquiétante car elle nuit aux acquis de la révolution, de la démocratie et de l’indépendance de la justice.
À la remarque du journaliste qui lui rappelle que les mesures du 25 juillet étaient dictées par la détérioration de la situation sanitaire comme l’a souvent rappelé le Président Saied, Ghannouchi a répondu en soulignant que « les conditions avant le 25 juillet n’étaient pas bonnes, mais devaient plutôt changer, mais pas à la manière des dispositions exceptionnelles, qui n’apportaient pas de réelles solutions aux Tunisiens, mais ne faisaient qu’exacerber leus difficultés […] Dieu soit loué, nous avons surmonté la situation sanitaire dangereuse, mais pourquoi la crise sanitaire n’a-t-elle pas été surmontée avant le 25 juillet ? La réponse est très simple, car le Président n’a fait aucun effort et n’a joué aucun rôle diplomatique pour ramener des vaccins, et c’est devenu clair qu’il préparait son coup d’État sur la base de la crise sanitaire et de ses conséquences. Il a été procédé d’un certain nombre de décisions qui ont toutes ontribué à pourrir l’atmosphère jusqu’à l’étouffement, telle que son obstruction au remaniement du gouvernement et son refus de promulguer la loi sur la Cour Constitutionnelle. Il est étrange que les vaccins, qui étaient alors rares, ont attendu le 25 juillet pour être disponibles en abondance, comme s’ils se tenaient à la frontière en attendant un signal. »
Lui demandant s’il accusait Said de comploter contre le gouvernement et la santé des Tunisiens pour atteindre ses objectifs politiques, Ghannouchi repond: « Non, je n’accuse pas le Président de la République de complot mais je considère plutôt que le Président n’a pas réglé la situation en n’étant pas prêt à collecter les vaccins, et donc il est aussi responsable de la crise sanitaire qui a sévi. Sur le plan politique, il est responsable de l’avoir empêché le remaniement ministériel et d’avoir obstrué le gouvernement de Hichem Mchichi et la mise en place de la Cour Constitutionnelle. La responsabilité du Président est engagée bien avant le 25 juillet, mais depuis son élection son rôle dans le choix des chefs de gouvernement qu’il a rapidement limogés, que ce soit Elyes Fakhfakh ou Mechichi, et c’est lui qui assume encore la responsabilité d’ignorer les choix des partis pour imposer les siens propres. »
A propos de Hichem Mechichi dont Ennahdha avait évoqué disparation au lendemain du 25 juillet et s’il gardait contacte avec lui, le Présdent de l’ARP gelée a déclaré: « j’ ai appelé mon ami Hichem Mechichi et il m’a mentionné qu’il a été insulté lors d’une réunion à Carthage »
Au journaliste qui lui demande de se prononcer sur le choix de Najla Bouden au poste de Cheffe du gouvernement, le Président du parti Ennahdha, répond : » le Président répète la même expérience avec Mme Najla Bouden, dont la compétence n’a jamais été prouvée. La question n’est pas liée au fait que ce soit une femme comme certains pourraient le penser. Il s’agit plutôt de compétence et de capacité à trouver des solutions aux préoccupations des citoyens , capacités qui n’étaient pas disponibles chez ceux qui ont été appelés à occuper cette fonction très importante. Comment certains peuvent-ils assumer des responsabilités aussi importantes alors qu’ils n’ont jamais eu d’expérience politique, syndicale, de défense des droits de l’homme ou médiatique, et que la première responsabilité dont ils sont chargés soit située à un niveau aussi élevé de l’Etat tels que Chef du gouvernement ou Président de la République.
Invité à se prononcer sur la part de résponsabilité du Parlement et de Rached Ghannouchi dans la situation actuelle, ce dernier a répondu en indiquant que: « Malheureusement, on a voulu faire porter au Parlement la responsabilité de l’echec. Mais il y a aujourd’hui des voix au sein du Parti constitutionnel libre (PDL) qui reconnaissent avoir délibérément saboté le Parlement et déformé son image devant l’opinion publique et ce dès la première séance du Parlement[…] Certains médias du Golfe ont oeuvré à donné une image des plus caricaturale du Parlement mais ils ont échoué. Des études scientifiques ont démontré que les performances du Prlement de 2020 et 2021 n’étaient pas inférieures au parlement précédent en termes de qualité et de quantité. Ce sont des études scientifiques qui le démontrent ».A la question de savoir si la solution politique ne passe pas par sa démission de la Présidence du Parlement, Rached Ghannouchi a répondu: » Si la solution réside dans ma démission, je ne tarderai pas à l’annoncer et je me retirerai de la présidence de l’Assemblée, la fonction est éphémère et je ne suis pas né Président du Parlement .Mais il faudrait savoir cependant pourquoi veulent-ils que le Président du parlement se retire à l’exception de toutes les autres fonctions souveraines ? La conscience démocratique la plus simple repose sur le rejet de ce modèle procédural qui appartient au monde de la tyrannie, et tous les faits confirment que nous sommes au début d’une sombre expérience car le décret-loi 117 ne peut pas être considéré comme l’expression des ambitions des démocrates, mais plutôt comme le summum de la dictature. Si ces pouvoirs étaient placés entre les mains du Prophète, les gens le craindraient. Le Prophète lui-même avait l’habitude de consulter ses compagnons et abandonnait souvent son opinion en faveur de l’opinion d’un de ses compagnons. Nous avons donc deux options : soit le Président retire ses exceptions, soit la crise perdure et se résout par les rapports de force, c’est-à-dire des élections anticipées. Je suis intimement convaincu que le peuple tunisien ne reculera pas sur ses acquis démocratiques, et tout le monde devrait réaliser cela ».
Lui demandant comment peut-il attendre que Saied recule alors que la rue procure sa force, Ghannouchi a repondu: «
Malgré l’état de choc imposé par les mesures exceptionnelles, la population reprenait rapidement son souffle et sortait à nouveau dans la rue à deux reprises, la première le 18 septembre et la seconde le 10 octobre pour exprimer son refus du coup d’État et confirmer que la Révolution a aussi ses partisans. Cette grande partie de la rue politique n’a pas accepté les procédures du 25 juillet malgré le rôle excercé par les médias et les partisans de la contre-révolution, voulant tous faire croire que les partisans du Président constituent la majorité alors que le paysage est divisé et que l’on a besoin d’un discours qui unissse les Tunisiens et renforce l’unité nationale […] Le discours du Président est un discours d’exclusion qui jette ses adversaires à la vindicte populaire et incite à travers un discours guerrier, à la haine et à la violence. Aussi notre espoir est-il que le Président se calme, nous lui disons: « calmez vous, monsieur le Président ».