
Par Sayda BEN ZINEB
Le dernier opus de la socio-anthropologue, Meryem Sellami, vient de paraître aux Éditions Cérès. « Je Jalouse La Brise Du Sud Sur Ton Visage » est un roman à portée existentielle qui retrace le chemin et les pérégrinations de Hajar, une jeune femme tunisienne, débarquée en France pour poursuivre ses études en philosophie. Le personnage se livre à ses propres réflexions sur son vécu intime et son vide intérieur, réflexions stimulées par une psychanalyse que Hajar poursuit avec un certain docteur H. Emportée dans le sillage de l’euphorie de la révolution, Hajar y redécouvre le sens de la liberté que son féminisme appelle à haute voix. En même temps que cette liberté proclamée, Hajar tombe dans les rets d’une relation amoureuse passionnée qui l’enchaine jusqu’à en perdre l’équilibre.
Le roman a une dimension Camusienne très touchante. Hormis les références directes à Camus dans le texte, il reprend un triptyque qu’on trouve abondamment dans l’œuvre de Camus, à savoir : l’absurde, la liberté et l’amour. Rien que depuis la quatrième de couverture du présent roman, on s’aperçoit aisément de la présence de ce triangle à trois têtes : le vide existentiel de Hajar pour témoigner de l’absurde et de la perte de sens, les promesses de la révolution tunisienne qui manifestent l’idéal libertaire, et, enfin, les chaînes de l’amour d’une relation déséquilibrante et éprouvante. Le roman capture non seulement ces têtes du triangle Camusien mais consacre aussi les côtés de ce triangle, c’est-à-dire la discussion permanente entre ces trois têtes, leur rapport, leur accord et leur désaccord.
Le concept de l’absurde est un élément central de la pensée de Camus pour qui c’est la confrontation entre le désir de l’homme de trouver un sens dans un monde qui n’en a pas, et la réalité inéluctable de l’absence de sens. Dans « L’étranger », Camus explore ce thème à travers le personnage de Meursault, un homme qui semble être déconnecté de ses propres émotions et de la société qui l’entoure. Un parallèle est rapidement fait avec Hajar qui quitte, se départ de sa propre Tunisie. D’ailleurs, comme le rappelle le texte même du roman, « Héger », en arabe est le nom de celle qui abandonne. Elle le fait à la recherche des « Lumières » en France, le sens de sa vie qu’elle retrouve dans ses études (analytiques) de philosophie.
La France contraste jusqu’alors avec la Tunisie sclérosée de l’avant-révolution qui est en-deçà des attentes d’émancipation nourries par le personnage principal. Telle « L’homme révolté » de Camus, Hajar cherche une réponse à son vide existentiel à travers la liberté comme valeur fondamentale de l’existence humaine. « La révolte est l’expression de la liberté », écrit Camus dans « L’homme révolté ». Il a fallu qu’éclatât la révolution tunisienne pour réconcilier Hajar avec son propre pays et consacrer son idéal libertaire. Cette liberté est une première réponse à l’absurde car elle permet à Hajar de choisir comment réagir face à cette condition et à créer sa propre signification, plutôt que de se résigner à l’idée que la vie n’a pas de sens.
Dans cette quête de sens à travers le choix libre et assumé, Hajar rencontre l’amour dans une relation très intense qui tire son sens, le sens de son existence, de l’intimité du corps, de ce qui est le plus intrinsèque à la jeune femme. Elle en est déboussolée et court à sa propre perte. Cette « chute » dans le carcan de l’amour, dans ses chaînes, dans son asservissement, n’est pas sans rappeler le personnage principal camusien Jean-Baptiste Clamence de « La chute » et qui décrit l’amour comme une « captivité » qui nous empêche de vivre notre vie comme nous l’entendons.
N’est-il pas alors paradoxal que la quête de l’idéal libertaire tant désiré par la jeune femme rencontre son contraire sous la forme d’un amour écrasant ? N’est-il pas « absurde », justement, de se laisser guider librement vers cet asservissement ? Existe-t-il un amour qui transcende l’absurde et qui libère ? C’est à cela que tente de répondre le roman à travers la quête de Hajar et son courage à mener sa vie de jeune femme. Il ne faut pas s’attendre à des réponses triviales du genre : il faut éviter que l’amour ne devienne absurde en le « pratiquant » dans le respect de la liberté de chacun, quitte à accepter les sorties de route des deux partenaires, le poly-amour ou la relation libre. Une position de ce genre indiquerait que liberté et amour sont deux réponses différentes et possibles à l’absurdité du monde, encore faudrait-il les « mélanger » de manière équilibrée et respectueuse de la liberté individuelle pour éviter que ces réponses ne deviennent elles-mêmes absurdes.
Non, le roman ne s’aventure pas dans de telles représentations « gratuites » du triptyque Camusien. Il ne s’agit point d’une recette de cuisine où l’on « mélange » ces trois ingrédients pour tomber sur une vie bonne ou une « pratique » de bon sens à suivre. Le chemin de cette quête est à découvrir dans la lecture du roman de Meryem Sellami qui redéfinit ce trio de l’amour, de la liberté et du sens dans une nouvelle union, comme si le triangle à trois têtes devait rétrécir jusqu’à confondre ses trois sommets en un seul. Le roman est un cheminement vers l’abolition des trois côtés du triangle. Il n’y a qu’à se rappeler le titre choisi par Sellami pour en avoir l’intuition: la jalousie active dans le verbe de l’amour, la libre brise du Sud, et le visage qui donne sens et qui masque le Rien, le Néant ; trois moments d’une même phrase, une même structure, un même sommet.
« Je Jalouse La Brise Du Sud Sur Ton Visage », un roman de Meryem Sellami, profond mais facile à lire et à découvrir …